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Fred Zeller : Ben Bella est libre, Messali reste en prison. Qu’en pense la Gauche ?

Article de Fred Zeller paru dans La Nation socialiste, n° 54, avril 1962, p. 4 et 13

Par les accords d’Evian la France vient – pour le moment – de mettre un terme à une longue période de guerre qui va, sans un seul moment de répit, de 1939 à 1962. C’est-à-dire vingt-trois années.

23 années où la bourgeoisie capitaliste française, cette droite « la plus bornée de toute la terre » – ce qui n’est pas peu dire – aura entrepris, aux frais de la nation et pour tenter de sauver de petits intérêts particuliers, des guerres de reconquêtes coloniales, qui, finalement, nous auront amenés au bord de la catastrophe la plus effroyable.

Les 7 années qui viennent de s’écouler ont eu pour point de départ l’assassinat par le F.L.N. d’un jeune instituteur français dans l’Aurès le 1er novembre 1954 et pour fin, l’assassinant du délicat poète algérien Mouloud Feraoun par l’O.A.S. – quel cruel symbole ! …

7 années qui virent un peuple misérable de 9 millions d’habitants exploité, pressuré, brimé et réprimé impitoyablement depuis 132 années, prendre peu à peu conscience qu’il avait enfin une nation à lui et que cette nation voulait – comme toutes les autres – sa place au soleil. Plus encore, cette nation valait que l’on sacrifia sa vie pour elle.

Le bilan

Au cours de ces 7 années, la presque totalité de l’armée française (4 à 500 000 hommes, dont le contingent) fut envoyée sur place, avec un matériel ultra moderne, pour combattre les « rebelles » et si elle ne connut pas un Dien-Bien-Phu comme en Indochine, elle ne réussit pas cependant à enlever la décision.

Sur le plan humain :

_ 20.000 morts ; 60.000 blessés pour la France.

_ 200.000 morts ; 100.000 blessés ; 60.000 prisonniers pour l’Algérie. Sans compter les milliers, les dizaines de milliers de victimes civiles, estropiées des deux côtés, des villages entiers complètement rasés.

Sur le plan financier :

1.000 milliards de francs de dépenses militaires, soit le prix de la construction de 600.000 logements, pourront abriter 2.500.000 personnes, vivant actuellement avec leurs enfants dans des taudis immondes.

Sur le plan moral :

Pour alimenter cette guerre, 1 million de jeunes recrues françaises durent être envoyées là-bas, qui auront vu et participé à trop de choses épouvantables et qui seront revenues, marquées à toute jamais par le virus raciste.

7 années particulièrement dégradantes, qui auront vu ce pays ses chefs successifs, s’enfoncer dans les mensonges et les lâchetés de toutes sortes : couvrir les ratonnades et les tortures les plus abjectes ; laisser acquitter les officiers inquisiteurs, les protéger et même, leur accorder la « légion d’honneur » ; laisser, dans le même temps, arrêter et flanquer en prison de jeunes intellectuels « non-violents », qui refusaient de se faire les bouchers d’ultra-colonialistes : faire saisir des livres et des journaux, exigeant de soulever le voile de la vérité et faire matraquer – et assassiner – des manifestants antifascistes désarmés.

Pour mener cette guerre anachronique jusqu’à son terme, une république a sauté et un nouveau régime est né. Six gouvernements successifs se seront cassés les dents… et les reins et des généraux, constellés de décorations, plein d’arrogance et de suffisance, seront devenus des déserteurs, de vulgaires assassins et racketteurs de bas étage.

Enfin, une organisation officielle, plus redoutable qu’on le croit généralement, de type fasciste, a réussi à prendre pied dans ce magma informe et à se développer, grâce à l’éternisation de cette guerre, à la duplicité du pouvoir et la complicité de certains grands commis et serviteurs de l’Etat.

« Il n’y a pas de vie nouvelle sans effusion de sang » disait Jules Guesde…

La nation algérienne qui va naître aura, à coup sûr, largement payé de son sang et de ses larmes sa place dans l’univers.

Je ne sais pas si les Algériens et le F.L.N. ont de quoi être satisfaits eux-mêmes… mais en ce qui nous concerne… Un pays a finalement le visage qu’il mérite.

Ben Bella est libre… Messali Hadj reste en prison !

Au reste, rien n’est fini. Il s’en faut !

Et d’abord, il y a une question importante… et bien embêtante à régler, à laquelle certes, tout le monde pense mais, chose curieuse, personne, absolument personne n’en souffle mot ! Ni les gens du gouvernement, ni les gens de la « gauche ».

Le cessez-le-feu est entré en vigueur depuis huit jours : conformément aux accords Joxe-F.L.N., Ben Bella et ses compagnons sont libres, les militants du F.L.N. sortent de prison les uns après les autres en France et en Algérie. Mais, cruelle ironie de l’histoire, le vieux pionnier de l’indépendance, le vrai père de l’Algérie nouvelle, Messali Hadj, qui est en prison sans discontinuer depuis bientôt vingt-cinq années, voit la surveillance policière se resserrer sur lui et les dizaines de milliers de militants du M.N.A. fidèles au Socialisme !

Car il faut quand même bien le dire : c’est le prix payé par le F.L.N. pour arriver à composer avec le Gouvernement de la « République » française, les accords d’Evian et toutes les concessions – « trop lourdes », s’il faut en croire Ben Bella – acceptées par le G.P.R.A. l’ont été sur le dos du M.N.A., malgré les déclarations formelles de Joxe à Oran.

Mars 1937 – mars 1962

Quelle chose extraordinaire que le temps…

L’annonce du cessez-le-feu en mars 1962 a coïncidé, presque jour pour jour, avec la fondation du Parti du Peuple algérien (le P.P.A.) voici vingt-cinq années, à Paris, en mars 1937, par Messali Hadj !

Il faisait suite à « l’Etoile nord-africaine » (l’E.N.A.) qui fut dissoute pour la première fois en 1929, en même temps que les organisations indo-chinoises et noires. L’E.N.A. était déjà dirigée par Messali Hadj et elle avait naguère son siège au 19 de la rue Daguerre… où Lénine avait vécu et travaillé dans la clandestinité.

Arrêté à nouveau et incarcéré à la prison de la Santé le 1er novembre 1934, puis libéré en 1935 ; à nouveau recherché par la police, Messali bénéficiera des grâces amnistiantes sous le Gouvernement de Léon Blum.

Le 2 août 1936, il se rend alors en Algérie et va la parcourir dans tous les sens, prenant la parole devant des foules immenses, organisant solidement son parti, éduquant les jeunes militants, dont la plupart de ceux qui arrivent aujourd’hui au pouvoir ont été formés par lui.

Le Parti du Peuple algérien de Messali, fut, à coup sûr, l’outil décisif qui éveilla l’avant-garde du peuple algérien à la conscience nationale, à l’indépendance et à la révolution.

Ce fut le 14 juillet 1937 qu’apparut, pour la première fois depuis l’occupation française en 1830, dans les rues d’Alger, acclamé par des dizaines de milliers de musulmans, le drapeau de l’Algérie nouvelle : blanc et vert, frappé de l’étoile et du croissant rouge.

Arrêté à nouveau, avec de nombreux militants du P.P.A., le 4 octobre 1939, Messali était condamné par le Tribunal militaire à seize années de travaux forcés et vingt années d’interdiction de séjour. Il fut envoyé au bagne en Afrique noire. Il y resta jusqu’en août 1946.

A son retour, il est placé en résidence surveillée à Bouzaréah et, avec ses amis, il crée le M.T.L.D. (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) qui permettait enfin au peuple algérien, d’accéder à une activité politique légale.

Le M.T.L.D., va alors participer aux élections à l’Assemblée Nationale française, aux élections municipales de djemâas, à l’Assemblée algériennes et aux cantonales, qui furent un immense succès pour le mouvement de Messali, malgré les pressions de l’Administration.

Arrêté à Orléansville, en 1953, où il dénonçait les violations systématiques de la démocratie et le sabotage des élections par le Gouvernement général, il est en prison à Niort, puis de là, transféré de force aux Sables d’Olonne, puis à Angoulême, où il est gardé à vue, enfin à Belle-Ile où il restera, complètement isolé et très malade, de 1956 à 1958.

De là, le Gouvernement français le plaça en résidence surveillée à Chantilly, où l’on ne peut désormais lui rendre visite, sans être interrogé par les policiers soupçonneux qui montent une garde sévère autour de sa maison et d’où il ne peut sortir… même pour aller chez le dentiste !

Il me disait un jour, avec un humour teinté d’une douce philosophie, qu’il avait connu et supporté trois générations de policiers. Il lui était arrivé, dernièrement, de recevoir un jeune policier des Renseignements généraux qui lui avait dit :

« Ah ! Monsieur Messali, je vous connais très bien… à la maison on a si souvent parlé de vous ! Pensez donc, c’est mon père qui vous a transféré à Niort et mon grand-père vous avait arrêté en 1934 et conduit à la Santé ! »

Telles sont, dans toute leur sécheresse, les principales étapes de la vie de ce grand militant algérien que nous aimons et admirons, que nous avons toujours vu à nos côtés depuis plus de trente années, aux côtés des travailleurs de France, participant à leurs luttes, à leurs combats, à leurs espoirs et dont la noble figure nous rappelle celle de Blanqui qui passa dans les prisons françaises plus de quarante années de sa vie, au service du Socialisme.

Quelle est la force du M.N.A. ?

Dans une intervention de plus de trois heures à l’O.N.U., en 1957, Christian Pineau, qui était à l’époque ministre des Affaires étrangères, après avoir passé en revue les différents mouvements nationalistes algériens, déclarait à la tribune :

« L’influence du M.N.A., n’est pas négligeable dans le Sud, dans l’Oranie et dans une partie du département d’Alger. On pense que c’est le M.N.A. qui a organisé les régions rebelles de Bou Saada, d’Aumale et de Bouira. Dans le Constantinois, il a pris pied dans la région des Aurès et gagne du terrain vers Ain Beida et Tebessa. Dans la métropole, le parti, encore qu’il connaisse des difficultés financières, reste assez actif et la manifestation qu’il a organisée à Paris (et que toute la presse avait décrite comme étant dirigée par le F.L.N.) montre son emprise limitée dans certains secteurs ouvriers.

En quoi le M.N.A. se distingue-t-il du F.L.N. ? Il apparaît, à notre avis, plus occidental, plus réaliste, surtout plus indépendant, ce qui ne signifie pas que ses revendications soient moins vives.

C’est ainsi que le M.N.A. dont, je le répète, une partie des forces se situe en France, s’affirme comme un mouvement exclusivement algérien. Devant l’Organisation des Nations Unies, le M.N.A. réclame la liberté du peuple algérien à disposer de lui-même et préconise la réunion d’une Constituante souveraine et des élections libres, sous contrôle international. »

Il est donc pour le moins curieux – avouons-le – autant qu’étrange que le mouvement de Messali, considéré cependant comme étant le « plus » occidental, le plus réaliste et surtout le plus indépendant vis-à-vis du communisme ou d’autres puissances internationales qui ont pu « inspirer » le F.L.N., ait été systématiquement laissé dans l’ombre par tous les Gouvernements, que l’on ait systématiquement censuré depuis décembre 1955 – et par ordre – toutes les nouvelles, toutes les informations relatives aux activités politiques, militaires ou diplomatiques du M.N.A. et que l’on ait fait constamment garder militairement et subir toutes sortes de brimades à son fondateur.

La lâcheté et la veulerie de la « la gauche »

Il y a quelques points de repères décisifs dans la vie politique et militante qui ne trompent pas. Ou plutôt qui ne trompent que ceux qui le veulent bien.

Il y a longtemps que les travailleurs socialistes authentiques, les militants évolués, ont pu juger la bourgeoisie et ses laquais, quels que soient les masques dont ils se camouflent.

Il y a longtemps aussi que les Socialistes ont pu juger à leur juste valeur les staliniens. Vis-à-vis d’eux, aucune crainte. Ils sont immunisés.

Ceux qui ont couvert et organisé les matraquages systématiques de militants ouvriers dans les réunions syndicales ou autres, qui ont approuvé à grands cris les crimes de Staline, les procès de Moscou, ou la répression sauvage de Poznan, de Berlin-Est ou de Budapest, seront à nos yeux toujours suspects.

De la même façon, ceux qui ont couvert par leur silence l’assassinat systématique par les agents du F.L.N. et sur les conseils du P.C. de ces militants ouvriers exceptionnels que furent les Ahmed Bekhat, Abdallah Filali, Ahmed Semmache, Hocine Maroc, Mohamed Ben Bara, Amar Bedioune, Mohamed Nadji et tant d’autres de nos amis et qui n’auront pas dénoncé les procédés staliniens employés par le F.L.N., les immondes calomnies qu’ils déversent contre leurs adversaires politiques, seront aussi à nos yeux, toujours suspects.

Alors, nous devons dire que depuis l’annonce du cessez-le-feu, il nous est facile de mesurer une fois de plus – hélas ! – la duplicité et la lâcheté de cette « gauche » grande et petite, qui donne volontiers des leçons de « dignité » à toute le monde mais qui, sur les choses essentielles de la lutte, du respect de la « démocratie », de cette « liberté de l’homme » et de sa dignité » dont elle se gargarise volontiers, devient soudain étrangement myope comme une taupe et sourde comme un pot, quand quelque chose la gêne.

Prenez-les tous, les uns après les autres, ces grands journaux de « la gauche française » qui nous accablent depuis si longtemps à longueur de colonnes, chaque semaine de leurs reproches et de leurs sarcasmes.

Ouvrez donc – une fois n’est pas coutume – ces « guides éclairés » l’Express, France-Observateur, Témoignage Chrétien, le Canard… surtout « déchaîné » contre les Socialistes, le Monde, Tribune du Socialisme, etc., etc.

Dans lequel avez-vous vu une prise de position, une timide protestations, ces jours-ci, concernant Messali et les militants du M.N.A. qui, malgré les accords d’Evian et à la demande du F.L.N. restent en prison ?

Qu’en pense Daniel Mayer et la « Ligue des Droits de l’Homme » ? plus pressés de faire entrer les staliniens dans des « Comités antifascistes » que d’entrer en lutte pour libérer les pionniers de l’indépendance algérienne.

Qu’en pense donc Pierre Stibbe qui, s’il se préoccupe de la libération des détenus F.L.N. ne souffle pas mots des détenus messalistes. Que ce signifie ce silence scandaleux ?

Qu’en pensent ces « conseillers » qui « orientent » volontiers la bourgeoisie gauchisante du XVIe arrondissement et certains jeunes intellectuels, que sont les J.-P. Sartre, les Simone de Beauvoir, les J.-M. Domenach, qu’en pense ce farfelu de Jean Cau ? Qu’en pense Laurent Schwartz ? Quand allez-vous enfin vous indigner ? vous, qui vous commettez si souvent dans d’innombrables « Comité de défense », quelle réponse feriez-vous si l’on vous demandait d’entrer à votre tour dans un « Comité de défense pour la libération de Messali et des militants du M.N.A. » ?

_ Surtout, ne répondez pas tous à la fois…

Fred ZELLER

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