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Lettre d’Algérie : En attendant l’indépendance

Article paru dans La Nation socialiste, n° 57, juillet-août 1962, p. 3


Alger, le 25 juin.

ALGER la Blanche, dont les rues sont pleines des immondices accumulées depuis des semaines, où flotte encore l’odeur de la peste, se réveille peu à peu à la paix. Tel un malade à sa première sortie, elle hésite et craint de ne pas résister aux fatigues de ses premiers mouvements.

Certes le plastic s’est fait plus rare, on ne tire plus au mortier, mais la peur demeure vivante. Parfois cependant, ici ou là reparaît petit à petit l’animation de jadis et l’on remarque le yaouled, la femme musulmane enveloppée dans son voile blanc ou quelques Européens allant d’un pas furtif à leurs occupations. Des bistrots ont ouvert leurs portes et parfois s’y côtoient à nouveau, devant l’anisette et le café, l’Arabe et le Français.

Et ce monde apeuré discute.

D’abord sur le discours du docteur Mostefaï sur les accords F.L.N.-O.A.S., sur le silence de Ben Khedda, sur le désaveu de Ben Bella et de Aït Ahmed. On prépare dans la fièvre le prochain référendum d’autodétermination. Déjà dans les quartiers de la périphérie à prédominance musulmane, les fêtes s’organisent. Sur le fond même on parle peu : ce n’est pas le genre de compétition où l’on peut supputer le nom du futur vainqueur. A la radio, aucune des formations habilitées à « faire campagne » n’a prôné le « non » et, depuis quelques jours, on sait que des pieds-noirs vont voter pour l’indépendance.

Au moment où nous écrivons, la situation rependant reste très confuse étant donné que l’O.A.S. d’Oran comme celle de Constantine ne veulent pas s’aligner sur les accords d’Alger. A Oran, l’O.A.S. présente des propositions plus dures qui tendent surtout à l’installation de zones autonomes. Quant à l’O.A.S. de Bône, elle ne veut du moins pour l’instant entendre parler des accords avec le F.L.N.

A propos de ces différentes attitudes, on croit que les services de Rocher Noir du Haut-Commissaire M. Foucher sont en train de préparer un projet de décret relatif au statut des villes d’Alger et d’Oran. D’ailleurs, ces problèmes particuliers a ces deux villes sont prévus par les accords d’Evian. Le F.L.N. n’en ignore rien. Mais les populations musulmanes de la Casbah et du bled, analphabètes à 85%, ignorent tout de ces questions. Pour celles-ci, elles ne pensent qu’à l’indépendance qui pour elles sera la solution rêvée de toutes les misères.

Autodétermination ou passation des pouvoirs

Au milieu de cette confusion, petit à petit, ceux qu’on appelle les « historiques », c’est-à-dire les chefs de la Révolution qui furent à l’origine de l’insurrection, arrivent à pas feutrés à Rocher Noir. Ainsi Krim Belkacem, Boudiaf et Boussouf sont successivement arrivés en Algérie. Quant à Ferhat Abbas, qui n’est pas un « historique », ce qui ne l’empêche pas d’espérer à nouveau son heure, il est attendu à Sétif.

Pour ce qui est des trois de Rocher Noir, on a beaucoup brodé sur l’objet de leur mission. On a pensé qu’ils étaient venus influencer les premiers contacts F.L.N.-O.A.S. En réalité, ces « historiques » sont venus pour prendre les affaires en main au moment où s’ouvrait la campagne électorale d’autodétermination. A peine ont-ils fait un court séjour à Rocher Noir. Ils sont partis aussitôt dans leur fief respectif. Chacun d’eux est allé soigner sa petite propagande et son prestige.

Mais parce que ces trois dirigeants du G.P.R.A. formaient une tendance qu’on considérait généralement jusqu’ici comme une tendance « dure », on a cru qu’ils venaient faire triompher en Algérie la solution extrémiste. Aujourd’hui, on peut dire qu’ils se sont révélés être des « tendres ». La preuve est qu’ils ont été les premiers à faciliter et à encourager les contacts avec l’O.A.S. ; de plus Krim Belkacem parcourt la Kabylie et prépare des comités électoraux en vue de la Constituante algérienne. Il y a eu aussi des meetings où plusieurs centaines de femmes dévoilées ont assisté et applaudi les orateurs F.L.N. en tenue de combat. Ces femmes dévoilées, qui font l’objet de bien des conversations et des palabres dans la Casbah, ne sont pas sans évoquer l’atmosphère du 13 mai 1958, comme si l’on voulait prouver une fois de plus aux Européens et à l’opinion internationale que les Algériennes s’occidentalisent.

Dans les meetings, les cafés maures et les marchés, à longueur de journée, les orateurs appellent au « oui ». Mais plus de 90 % de la population ignore que derrière ce « oui » et l’indépendance que pour elle il représente, il y a les accords d’Evian. Ces accords dont on dit le plus grand bien officiellement, que le président de l’Exécutif algérien, Abderrahmane Fares, qualifiait récemment de véritable dictionnaire politique, que d’autres considèrent comme la charte politique algérienne, à vrai dire, on ne les a pas plus lus dans la masse de la population musulmane que chez les Européens.

Le « oui » qui sera prononcé dimanche est avant tout un « oui » au mot magique : l’indépendance.

On pourrait dire qu’il y a unanimité chez les nationalistes algériens, s’il n’y avait la position du Parti du Peuple Algérien, l’ancien M.N.A. de Messali Hadj, ressuscité pour la circonstance. A deux reprises cependant, les services de Rocher Noir ont interdit à ce parti de faire officiellement campagne, à croire qu’il existe dans les fameux accords d’Evian des clauses restées secrètes qui interdisent toute participation électorale au vieux leader nationaliste.

Vraisemblablement, sa voix jouerait dans le concert si bien orchestré. Non pas que Messali ait préconisé le « non ». Mais dans le Manifeste du P.P.A. qu’il fait circuler actuellement dans toute l’Algérie (1), tout en disant « oui » à l’indépendance, il fait d’expresses réserves sur les accords politiques d’Evian du 19 mars 1962.

On y lit notamment :

« Le Bureau Politique du P.P.A. constate que le peuple algérien n’aura à se prononcer que sur une seule option à savoir : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ? »

L’impossible d’aujourd’hui sera possible demain

Que signifie cette formule ? Celle-ci montre clairement que l’indépendance de l’Algérie est conditionnée par la coopération. En d’autres termes, cela veut dire que l’électeur qui votera cette formulation aura voté en même temps pour les accords d’Evian du 19 mars 1962. Cette manière de procéder est contraire aux principes de l’autodétermination, car le peuple algérien aura ainsi à se prononcer non pas sur l’autodétermination mais sur une prédétermination. Pour ce qui est de la coopération, le P.P.A. déclare qu’il a été le premier à la préconiser. Mais il entend que celle-ci soit négociée après l’indépendance et non imposée dans une formulation politique. Autrement dit, cette coopération fera l’objet d’une négociation entre le gouvernement français et le gouvernement algérien issu de la Constituante algérienne souveraine.

Cette attitude du P.P.A. à l’égard du référendum et des accords d’Evian est pour ainsi dire jusqu’à maintenant la seule note discordante des oui, oui, oui inconditionnels. Il ne faut pas aussi s’étonner que les éléments du M.N.A. soient traqués et pourchassés. D’ailleurs ces derniers travaillent clandestinement pour tenter d’échapper au kidnapping et au couteau du F.L.N.

Le rejet de la demande d’agrément du P.P.A. pour la participation à la campagne électorale du référendum n’a pas été appréciée par tout le monde y compris même chez un certain nombre d’adversaires politiques. Ce mécontentement ressenti chez les Algériens a été plus sensible après les accords O.A.S.-F.L.N. Éliminer le P.P.A., le père du nationalisme algérien de cet historique référendum du 1er juillet 1962, n’a pas été du goût de tout le monde surtout quand on pense qu’il y a des mouvements politiques créés de fraîche date pour participer à cette campagne électorale.

Ceux qui osent parler déclarent qu’après quelques temps, on verra ce mouvement revenir sur la scène politique algérienne et que tous les événements qui vont se dérouler travailleront en sa faveur.

En vérité, il faut bien tenir compte qu’on est en pays méditerranéen et que l’impossible d’aujourd’hui sera possible demain. C’est donc une question de temps et d’évolution. Tandis que les aspects de ce drame se succèdent, le F.L.N. à Tunis a choisi le silence pour ne pas avoir à se prononcer sur ces tractations qui peuvent augmenter encore les divergences au sein du G.P.R.A.


(1) Et que nous reproduisons en page 4.

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