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René Maratrat : Comment vivent les 130.000 Nord-Africains de Paris ?

Reportage de René Maratrat paru dans Regards, n° 339, 15 février 1952, p. 3 à 6

VOICI, dans une petite ville de la banlieue parisienne, « l’intérieur » de plusieurs travailleurs nord-africains. Ils vivent à plusieurs dans cette sordide chambre d’hôtel et acquittent chacun le prix total de la location. Et ils peuvent encore se considérer comme des « privilégiés » puisqu’ils ont un toit et un lit pour s’abriter et dormir. D’autres couchent sous les ponts ou dans les trous d’une carrière … Le sort des Nord-Africains émigrés en France, des 130.000 qui vivent dans la région parisienne, a inspiré de nombreux articles : dans certains journaux on les injurie, on les accable de tous les maux. Le but de ce reportage, de ces photographies est de montrer comment vivent, comment souffrent et comment luttent ces travailleurs nord-africains.

BELKHODJA m’a fait signe de le suivre. Derrière l’hôtel, il y a toute une rangée de cabanes, genre poulaillers. Les unes sont encore recouvertes de tuiles, d’autres n’ont plus qu’une tôle ondulée à la place du toit. Les portes vermoulues, les fenêtres sans carreaux tiennent, on ne sait au juste pourquoi. Les waters, eux, n’ont plus de porte. Ça se sent. Dans chacune de ces « chambres » – oui ce sont des chambres d’hôtel – il y a plusieurs lits de fer aux couvertures trouées : avec un réchaud dans un coin c’est tout l’ameublement. Des hommes, comme vous, comme moi, dorment et mangent dans ces gourbis infects. A tour de rôle. Ce sont des travailleurs nord-africains. Belkhodja qui a parlé un moment avec eux, en arabe, me dit :

– Ils payent chacun le prix total de la chambre. Ils voudraient maintenant que nous partions : le « patron » de l’hôtel n’aimerait pas nous, trouver ici. »

Mon ami Abd-el-Kader Belkhodja travaille à la mairie de Gennevilliers. Il s’occupe du service social spécialement chargé des problèmes relatifs à la présence dans la ville de cinq mille travailleurs nord-africains : le sixième de la population totale.

Pendant une matinée toute entière, mon ami Belkhodja m’a promené dans Gennevilliers. Une triste promenade.

Il m’a montré les caves, plus sordides encore que les « poulaillers-chambres d’hôtel ». Nous avons été dans les carrières, où le soir, des Nord-Africains dorment dans des trous creusés à même le sol. Dans les cafés, où les chômeurs viennent chercher un peu de chaleur, il m’a traduit la misère de ces hommes qui ne savent pas ce qu’ils mangeront le soir; et le lendemain, et les jours qui suivront. « Les fascistes traitent les Nord-Africains de fainéants … mais dans les bureaux d’embauche on répond : « Pas de bicots ici ». Devant le foyer musulman de Gennevilliers, Belkhodja m’a raconté la rafle du 16 décembre : à cinq heures du matin six cars de police faisaient irruption dans la rue du foyer. Les policiers pénétraient dans les dortoirs réveillant tout le monde, renversant les lits, à la recherche des « clandestins ». 126 travailleurs hébergés par les locataires du foyer étaient arrêtés et parqués plusieurs heures dans un garage d’Asnières sous la surveillance de policiers, le doigt sur la gâchette de leurs mitraillettes. « Un véritable pogrom, conclut Belkhodja, 10 ont été arrêtés pour vagabondage. « Pas de travail, pas de domicile : « Vagabondage », c’est la loi ! Ils ne demandent qu’à travailler pour nourrir leur famille restée au pays ! Quand ils se faisaient tuer pour la France, ils étaient des héros ; aujourd’hui ce sont des vagabonds, des « bicots » !

Belkhodja m’a quitté sur le coup de midi : il devait aller voir les travailleurs algériens d’une usine, en grève depuis plusieurs jours, avec leurs camarades français. Une grève qui sortirait victorieuse de cette unité. Sous la neige qui tombait à gros flocons, Belkhodja frissonnait, mais il souriait.

Une propagande ignoble. Depuis quelques mois, les locataires d’un quartier du 18e arrondissement reçoivent des tracts dont nous publions un des spécimens. Dans certains tracts, les fascistes font ouvertement appel à l’armée et à la garde mobile « pour chasser cette racaille, cette pègre ». On se souvient que le 12 novembre 1951, la police se livrait à Paris à une rafle monstre de 15.000 Nord-Africains, véritable pogrom armé. Quand on sait la misère de ces travailleurs qui, bien souvent, ne savent pas où coucher, ces lignes prennent une atroce signification : « Leur intention fut de s’emparer des lits pour y coucher … Il fallait …actionner quelques mitrailleuses … »

L’émigration de la faim

Il est très difficile de chiffrer exactement l’émigration nord-africaine en France : les chiffres donnés sont différents selon la source dont ils émanent. Partout il n’y a qu’évaluation et estimation. La cause en est du « caractère flottant » de cette émigration et de l’absence des instruments statistiques dans les administrations intéressées. Le chiffre le plus communément adopté se situe aux environs de 400.000, dont 130.000 pour la région parisienne. Les Algériens constituent la grosse masse de ces émigrés, il y a quelques milliers de Marocains, très peu de Tunisiens. 80 % des émigrants sont âgés de 20 à 40 ans : et il n’y a parmi eux qu’un nombre infime de femmes. Leur séjour en France n’est pratiquement jamais définitif : l’absence ne dure guère plus de deux années. L’explication officielle et administrative des causes de cette émigration est démographique : elle serait due au développement de la population algérienne. On a même été jusqu’à parler de « tendance atavique au nomadisme ». La véritable cause est tout autre : l’Algérie, actuellement, ne nourrit pas sa population; l’économie est au service d’une. minorité d’exploiteurs, une économie coloniale. Nous en parlions récemment à propos de la Tunisie. L’émigration est une émigration de la faim : le fellah, l’ouvrier agricole qui connaissent en Algérie une misère atroce – certains ouvriers ne gagnent pas plus de 5.000 francs par mois – viennent en France dans l’espoir de gagner leur vie. Le régime colonial est la cause principale de l’émigration.

Le travailleur algérien opprimé dans son pays, économiquement, mais aussi politiquement et moralement – on se souvient des massacres de 1945 dans le Constantinois, des répressions punitives de Kabylie, des élections truquées – croit trouver en France une existence meilleure : de quoi se nourrir et nourrir sa famille, le respect de sa personne. Hélas, l’oppression et la misère qu’il trouvera ici n’auront rien a envier a celles qu’il connaissait en Algérie.

De plus en plus nombreux, les travailleurs nord-africains participent, aux côtés de leurs camarades français, aux luttes et aux manifestations populaires. Qui ne se souvient du magnifique défilé du 1er mai 1951, où aidés par les ouvriers parisiens, les Nord-Africains firent échec aux policiers.

« Pas d’Algériens ici »

A Paris, la moitié des Nord-Africains sont chômeurs – plus de 60.000. – C’est le défilé continuel devant les centres d’embauche et les offices du travail.

Dans le 13e arrondissement, par exemple, 70 % des chômeurs sont des Algériens. Des l’arrivée en France, c’est la discrimination raciale : « Nous ne voulons pas d’Algériens ici ». Certains ouvriers font vivre plusieurs compatriotes sans travail, des restaurateurs offrent gratuitement la « marmite » tant est grande la solidarité des malheureux.

Mais cela ne peut pas durer indéfiniment …

Un des côtés les plus tragiques de l’émigration est bien celui de l’habitat : il y a des milliers de sans-abri qui couchent dans les terrains vagues, sous les ponts, dans les bidonvilles, ou sur les banquettes des cafés après la fermeture. Il y’ a en tout et pour tout 5 foyers nord-africains dans la région parisienne. A Lyon, le centre de la « Part-Dieu » est une sorte de camp de prisonniers.

Le nombre de chômeurs est considérable chez les travailleurs nord-africains de Paris : Et quand ils trouvent du travail, les Nord-Africains sont, le plus souvent, astreints aux besognes les plus insalubres, les plus salissantes et ils sont moins payés pour un même travail que les ouvriers français. Cependant, grâce à l’action des travailleurs nord-africains et français unis dans leur syndicat, les ouvriers de chantier du bâtiment – ci-dessus – et de bien d’autres entreprises, ont réussi à imposer te respect du principe « à travail égal, salaire égal » et la qualification comme ouvriers spécialisés des travailleurs algériens.

1 % d’ouvriers qualifiés

Aux Nord-Africains – quand ils ont la chance de trouver de l’embauche – sont réservés les travaux les plus salissants, les plus insalubres, les plus dangereux. J’ai vu à Saint-Denis les ouvriers algériens de chez Francolor, les mains et le visage multicolores rongés par l’acide et les colorants. Chez Renault, au « bagne » Citroën, la majorité des ouvriers des fonderies, du polissage, du ponçage, branches les plus malsaines de l’usine, sont des Nord-Africains. A priori, le Nord-Africain est un manœuvre : la qualification et la formation professionnelles ne sont pas pour lui. Seulement 1 % des travailleurs nord-africains sont classés « ouvriers qualifiés » dans la région parisienne.

Il faut voir encore dans cet état de chose une discrimination raciale effectuée par le patronat. Et pas seulement pour la qualification, mais aussi pour les salaires : dans certaines usines on paiera moins un ouvrier nord-africain qu’un Français bien qu’ils effectuent tous deux le même travail. Souvent même, le patron, tablant sur l’ignorance ou la crainte du chômage, fait des feuilles de paye qui ne correspondent pas au salaire versé.

Tout est bon, n’est-il pas vrai, pour « faire suer au burnous » le maximum …

Il est bien évident qu’une telle situation n’est pas pour améliorer l’état sanitaire de la main-d’œuvre nord-africaine :

La tuberculose qui décime ces travailleurs n’est pas due à une quelconque « susceptibilité raciale » comme on a essayé de le faire croire, mais bien à leur condition de vie. Il y a plus de cinq cents Nord-Africains dans les sanas. Des milliers de « dossiers » sont en attente. Et tous ceux qui ne sont pas dépistés …

On n’en finirait pas de citer les formes d’exploitation qui s’abattent sur les travailleurs. Un exemple. Et des plus honteux. Ces travailleurs sont obligatoirement inscrits à la sécurité sociale. Ils subissent le même taux de retenue sur leurs salaires que leurs camarades français. Mais leurs familles restées en Algérie sont exclues des bénéfices et des risques couverts par la sécurité sociale. Quant aux allocations familiales, le travailleur algérien voit les siens bénéficier d’une allocation inférieure à celle fixée pour les familles françaises : pour 4 enfants la différence atteint plus de six mille francs. Et la mère algérienne n’a pas droit aux allocations de maternité ! On a évalué à plusieurs milliards les bénéfices réalisés ainsi sur la misère des familles des émigrés algériens.

Campagnes racistes …

A plusieurs reprises depuis quelques années, des campagnes de presse du plus pur style raciste ont essayé d’ameuter l’opinion sur une soi-disante criminalité nord-africaine, véritable « danger national ». En fait, la criminalité est bénigne et à Paris on relevait en 1949, 164 vols qualifies commis par des Nord-Africains, sur 13.995. Le manque de logement conduit évidemment à la répression pour « vagabondage ». Les véritables responsables ne sont-ils pas à rechercher chez ceux qui créent et qui maintiennent la misère chez ces travailleurs ? Mais quand les promoteurs de ces campagnes racistes préconisent des remèdes, ce sont tout naturellement des mesures d’exception : la police opère de plus en plus nombreuses ses rafles racistes, on parle de la création d’un fichier central nord-africain et le préfet de police envisage « … la nomination de quelques fonctionnaires tout à fait spécialisés connaissant parfaitement la langue arabe de manière à pouvoir apporter un concours efficace aux Nord-Africains … ». Est-ce la « brigade spéciale nord-africaine » de sinistre mémoire qui se reconstitue ? On cherche aussi à créer dans la population des sentiments de haine contre les travailleurs nord-africains : des tracts comme celui que nous reproduisons plus haut ne visent-ils pas à favoriser une atmosphère de pogrom ?

Les organisations fascistes profitent d’ailleurs de l’état de grande misère de ces travailleurs pour tenter de les enrôler dans des groupes de choc destinés à briser la lutte des ouvriers français contre leurs exploiteurs.

Ces travailleurs nord-africains apprennent à écrire. Le nombre ridiculement insuffisant d’écoles en Afrique du Nord est une forme de l’oppression dans laquelle le colonialisme français tient les peuples tunisien, algérien et marocain. Nombre de travailleurs émigrés en France ne savent lire ou écrire ni leur langue nationale, l’arabe, ni le français. Pour leur permettre, en France, de connaître et de faire respecter leurs droits, de ne pas signer, par exemple, des engagements auxquels ils n’auraient rien compris, de nombreux syndicats C.G.T., des sections du Parti Communiste Français ont organisé, le soir, des cours où ces travailleurs apprennent à lire et à écrire le français, étant bien entendu que leur langue propre est et reste l’arabe.

… Et solidarité ouvrière

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres …

Les travailleurs algériens comprennent que la lutte syndicale est indispensable pour l’amélioration de leur vie. Les travailleurs français se rendent compte du sort misérable de leurs camarades nord-africains et les soutiennent dans leurs revendications. La lutte commune, la solidarité agissante entre travailleurs français et nord-africains se sont développées d’une façon considérable ces dernières années : on se souvient de la magnifique manifestation du 1er mai 1951. Des conférences de travailleurs nord-africains organisées par la C.G.T. ont connu des succès retentissants. Leurs revendications particulières seront défendues comme les revendications communes par les travailleurs français.

Mais l’ouvrier algérien connaît un sort misérable tout d’abord parce qu’il est colonisé. Sa lutte sociale est liée à sa lutte pour l’indépendance nationale : en dernier ressort le problème de l’émigration algérienne en France sera réglé par l’accession de l’Algérie à l’indépendance nationale.

Les rafles, les arrestations, les provocations de ceux qui voient leurs intérêts menacés n’y feront rien : avec leurs camarades nord-africains, les travailleurs, tous les démocrates français ont lutté contre l’interdiction en France du journal du Mouvement National Algérien : L’Algérie Libre. Parce qu’en définitive l’ennemi est commun et que la libération nationale de l’Algérie sera aussi une victoire des travailleurs français contre leurs oppresseurs.

L’Algérie peut nourrir ses enfants : aux temps des Romains ses déserts étaient de véritables paradis. Elle peut leur assurer des conditions de vie décente, à l’abri du besoin, de la haine raciste et de la terreur. Le problème de l’émigration nord-africaine se résoudrait alors de lui-même. Et comme le disait récemment un dirigeant du Mouvement National Algérien : « L’amitié entre nos deux peuples y gagnerait. Rien ne remplace la chaude affection d’une main librement tendue ».

René MARATRAT.

Les délégués nord-africains de chez Renault. Trois mille six cents Nord-Africains travaillent chez Renault. Une très large solidarité existe entre eux et les travailleurs français. Les délégués des différents syndicats – ci-dessus, de g. à dr. : Ben Daoud (C.G.T.), Oussadi (C.F.T.C.), Oukaci (C.G.T.) et Zaied (S.I.R.) – ont récemment signé une protestation commune contre la répression sanglante de Tunisie.
Il est dans certaines localités de la banlieue parisienne, dans certains quartiers de la capitale des rues entières où sont groupés les travailleurs nord-africains : ils y ont leurs cafés, leurs hôtels. Rues miséreuses, maisons lépreuses : les Nord-Africains s’y sont groupés par origine ; là sont ceux de Tizi-Ouzou, ici ceux du Fort-National. (Croquis pris dans une rue de Gennevilliers.)
Trois enfants vivent dans cette masure. A Nanterre, les Nord-Africains sans logis couchent dans « la Plaine ». C’est une vaste étendue de terrains vagues où subsistent encore des blockhaus construits par l’occupant nazi. On peut voir, l’été, des Nord-Africains coucher dans des trous recouverts d’une tôle ondulée, dans de vieilles guimbardes abandonnées, dans des huttes en planches. Certains réussissent à se construire des baraques de fortune, telle celle-ci, derrière l’usine Willème, où vit une famille entière : le père, la mère et les trois enfants. La municipalité ouvrière de Nanterre a des projets pour faire cesser un tel état de chose : seuls manquent les crédits du ministère de la Reconstruction.
Cette cave est leur logis. Cela paraît invraisemblable … derrière l’hôtel, il y a une trappe, quelques marches d’une échelle branlante … quand la vue s’est habituée à l’obscurité – la seule lumière provient d’une lampe à pétrole – on s’aperçoit que dans cette cave suintante d’humidité, près des casiers à bouteilles, il y a six lits en fer, des musettes accrochées aux murs, des valises sur des étagères de fortune, et six hommes qui préparent, sur un réchaud à alcool, le repas (!) du soir. Il y a des dizaines et des dizaines de caves semblables à Gennevilliers qui abritent des centaines de travailleurs nord-africains. « Que voulez-vous, m’a dit l’un d’eux, c’est cher, mais on est encore mieux ici que dehors … »
Il pense au soleil de l’Algérie. La misère, les brimades, la répression s’aggravent encore en cette saison du froid, si cruel pour les Nord-Africains : ce vieil Algérien qui tend ses mains vers la chaleur réconfortante songe au soleil qui réchauffe les maisons toutes blanches de son village natal.
Au Café, on parle du pays. Bien souvent quand il débarque à la gare de Lyon, le travailleur nord-africain n’a qu’une adresse en poche : celle du camarade de son village qui tient un café dans le 13e ou ailleurs. Il y va. Pendant qu’il cherchera du travail, il y aura toujours pour lui une assiette de couscous.