Article d’Idir Amazit paru dans Le Libertaire, n° 311, 18 avril 1952, p. 1-2

A mesure que le brasier de la révolte s’étend en Union française, le profane homme de la rue, généralement néophyte de la dialectique politique, est appelé à connaître une nouveauté qu’il ignorait jusque-là au même titre que la « question de confiance », avant que les ministères ne chutassent tous les quarante jours !
Souveraineté française, œuvre française, intérêts français, voilà quelques-unes des formules qui assaisonnent les massacres périodiques auxquels ce génocide permanent qu’est le colonialisme aura recours pour tenter de maintenir ses privilèges sérieusement ébranlés. De toutes les « gloires » du colonialisme sous lesquelles les honnêtes gens ont porté le jugement le plus méprisant et le plus définitif, la souveraineté française est celle qui nous fait vomir le plus.
Verbe essentiellement tyrannique reposant sur le mensonge et la falsification d’une certaine histoire officielle, il empoisonne l’esprit du Français depuis l’école primaire en lui enseignant que les frontières de la France qui est une et indivisible comme la sainte Trinité, s’étirent jusqu’à Tananarive en passant par Tunis, Fès, Brazzaville, etc. Les « négroïdes » africains et les « Sidis » sont donc partie intégrante de la grande France bâtie en mille ans par la magnificence de ses rois, au même titre que les jambes de Mistinguett et les écuries de Marcel Boussac. Les politiciens sont rarement gens cartésiens et leur logique est aussi mouvante que les dunes de sable du Sahara. Aussi lorsque les originaires de la « France d’outre-mer » s’avisent de réclamer l’application de la loi française, qui en dépit des iniquités dont elle fourmille, desserre quelque peu le puissant étau des oligarchies colonialistes, la souveraineté française jette alors brutalement le masque hypocrite du paternalisme dont elle se pare, pour nous dévoiler son faciès épouvantable et sanguinaire. Le dialogue entre le souverain et le sujet est alors interrompu de temps à autre par des rafales de mitrailleuses, question de ramener le naïf sujet, coupable de trop prendre au sérieux les bons enseignements, à une plus sereine « compréhension » des réalités. Dans tous les parallèles coloniaux, c’est toujours au nom de la souveraineté française, à l’ombre de la bannière tricolore, qu’on assassine, qu’on pille, qu’on vole, qu’on viole. Ce dont le profane doit prendre bonne note, c’est le mépris qu’ont les négriers modernes du colonialisme pour cette même souveraineté française, épouvantail à l’usage des autochtones et derrière lequel ils abritent et justifient leurs odieux brigandages. Ramassis d’aventuriers, à la conscience élastique et au passé sans aveux, les junkers colons n’ont cure de la France, de sa souveraineté ou de son drapeau. Ils l’ont démontré. Joignant le verbe à l’action, les tenants du colonialisme s’agitent et menacent dès que le gouvernement ou le Parlement s’avisent de les rappeler à l’ordre lorsqu’ils trainent trop bas dans la boue la nation dont ils se réclament. En 1937, les maires colonialistes d’Algérie, agités par un des leurs, le sinistre Gabriel Abbo, un véritable Charles Maurras, incurable hystérique de la haine et du racisme, faisaient capituler le gouvernement Blum qui, appuyé par une forte majorité au Parlement, s’apprêtait à voter une loi octroyant les avantages de la citoyenneté française à un fort modeste contingent d’Algériens (30.000) choisis parmi les anciens militaires, les fonctionnaires et les universitaires. Ce jour-là, la souveraineté française au sens métropolitain avait reçu un coup mortel aux yeux des générations présentes. L’après-guerre nous renforce inébranlablement dans cette conviction. Le massacre de 45.000 Algériens en 1945 pour briser le mouvement du Manifeste, la menace d’un appel à l’O.N.U. en 1947 des colons algériens par la voix de M. Boyer-Banse si le Parlement français, qui discutait d’un projet de statut de l’Algérie, touchait aux privilèges des colons, etc.
Nous pouvons continuer ainsi longuement des citations aussi irrécusables.
Tant va la cruche à l’eau qu’elle se casse et c’est ainsi que nous avons fini par nous interroger sincèrement sur la souveraineté française. Dans leurs fonctions de ratissage et de maintien de l’ordre les C.R.S. et les légionnaires des généraux Duval et Garbay, dont le couvre-chef n’est pas un bonnet phrygien comme chacun le sait, nous aidèrent à soulever le voile sous lequel se cachaient les vertus de cette souveraineté. Et savez-vous ce que nous en pensons ? Je vous laisse le soin de le dégager plus impunément que moi à travers l’évocation fragmentaire de ce merveilleux conte d’Orient :
« Il était au pays de Zarathoustra une troublante jeune blondinette dont la beauté ferait déserter le ciel aux anges. D’Ispahan à Chiraz, de Samarcande à Nichapour, les muses de la puissante armée des poètes et conteurs populaires ne tarissaient pas en dithyrambes sur le suprême chef-d’œuvre de la création qu’était la belle Zuleïkha. Ils précisaient ostensiblement que la beauté de Zuleïkha n’avait d’égal que sa vertu. Un vieux poète rationaliste, ennemi des bruits des tambours et des vérités établies, entreprit par une enquête personnelle de vérifier non pas la beauté de Zuleïkha qui justifierait les suprêmes panégyriques, mais sa vertu. Et savez-vous ce qu’il découvrit ? Egarée par le démon Ahriman, Zuleïkha la divine beauté sœur de la lune, Zuleïkha « la vertueuse » était une fille des ruisseaux ! »
Simple évocation littéraire, bien sûr, et honni soit qui mal y pense.
Idir AMAZIT.
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