Article de J. C. publié dans Echanges, n° 86, janvier-mars 1998, p. 46-50.
UN article du Monde du 4 février 1998 apporte des éléments intéressants. Son auteur (Stathis N. Kalyvas, professeur de science politique à la New York University) cite le texte suivant : « Dans la plupart des cas, les attaques contre les villages(…) ont été accompagnées d’actes d’une extrême brutalité. Les maisons ont été incendiées, et parfois, les villageois y ont été brûlés vifs. (…) Dans un cas, quelque cinq cents bandits, après avoir réduit la gendarmerie et ses soixante-quatre occupants, ont exécuté vingt-quatre villageois, parmi lesquels quatre hommes, cinq femmes et quinze enfants âgés de trois à neuf ans. Tous ont été massacrés au pistolet, au couteau ou à la hache. Une femme enceinte a été éventrée, ses huit enfants et leur père ont été tués. Quarante-cinq maisons ont été incendiées. »
Ce texte est un télégramme envoyé le 14 mars 1947 par l’ambassade britannique d’Athènes au Foreign Office, à Londres. Ces lignes décriraient l’attaque menée, le 26 septembre 1946, par les communistes de l’Armée démocratique contre un village de Macédoine centrale. II y aurait eu ainsi des centaines d’attaques de villages durant les six année de la guerre civile grecque, opposant « communistes » et « nationalistes », dans le contexte de l’occupation allemande.
L’auteur de l’article pense que les atrocités contre les civils, y compris les femmes et les enfants massacrés au couteau et à la hache sont « typiques des guerres civiles de ces dernières décennies ». Il renvoie aussi à la réaction thermidorienne dans le Midi de la France en 1794, où hommes, femmes et enfants furent presque tous massacrés au couteau. « Ce n’est pas sans raison que les républicains appelèrent leurs ennemis des égorgeurs ! ».
Les attaques au couteau ne seraient pas liées au fanatisme religieux mais seraient, selon l’auteur de cet article, le produit d’un « contexte rural où ils expriment l’adaptation guerrière d’un savoir-faire civil et non une culture de haine spécifique ». On pourrait compléter cette thèse par la réalité, dans le contexte musulman, d’un « savoir-faire » spécifique : l’égorgement annuel du mouton (étant entendu qu’il n’y a aucun lien de nécessité qui ferait passer de la pratique ritualisée de l’égorgement du mouton à l’égorgement d’un être humain). On peut quand même se demander si l’égorgement n’est pas doté d’un « supplément d’âme » religieux, d’un contenu symbolique spécifique. La thèse de l’auteur de l’article serait confirmée (sur la base fragile de ce qu’on peut savoir sur ce qui se passe) par le fait que des villageois, armés par le pouvoir pour se défendre contre des attaques de groupes islamistes, se lanceraient dans des représailles qui ressembleraient fort aux exactions islamistes.
Si les formes de barbarie constatées en Algérie sont « typiques des guerres civiles de ces dernières années », il faut en conclure que le fanatisme religieux n’est pas la « cause » des atrocité. Qu’il faut plutôt les replacer dans la logique générale des guerres civiles, et des conditions sociales (dont les conditions culturelles sont un aspect) propres à la situation algérienne. Un autre intérêt de cet article est d’expliquer que la logique d’une guerre civile impose de dissuader ses propres alliés de faire défection. Et cette « dissuasion » passe par le fait de rendre « le retournement de veste très coûteux. La manière la plus simple est la terreur ». L’auteur ajoute : « Du point de vue de la guérilla, il s’agit d’une démarche rationnelle, qui n’a rien à voir avec l’islam ou la religion en général ; il s’agit d’un moyen déjà utilisé sur de nombreux fronts ». Il ne faudrait pas exagérer la part de rationalité dans les actions humaines en général, et les guerres civiles en particulier, mais il y a certainement là une grande part de vérité. Et cela répond à ceux qui, s’étonnant que soient visées des familles islamistes, en déduisent que ces massacres sont le fait de l’Etat (ou d’une fraction de l ‘Etat) algérien.
L’auteur rappelle fort heureusement que « la terreur n’est jamais le monopole d’un camp », les généraux algériens l’utilisant « de façon souvent plus discrète mais non moins horrible ». Il n’aborde pas la question de savoir si l’armée algérienne pratique aussi l’égorgement. Peut-être peut-on penser que la « culture militaire », différente d’une « culture rurale », amène plutôt à tirer dans le tas, massacrant, à sa façon, hommes, femmes, enfants, passants, tous ceux qui se trouvaient là par hasard, tout ce qui bougeait, et à torturer ce qui est resté en vie.
Un petit paquet d’intellectuels médiatisés (et beaucoup d’hommes politiques) français ont choisi, au nom du refus de la barbarie islamiste, de soutenir les généraux algériens, en essayant de faire oublier la barbarie militaire, policière, étatique. Passons sur cette belle leçon d’humanisme qui consiste pour s’opposer à la barbarie (des uns ) à justifier la barbarie (des autres). Certes on peut préférer être tué par balles que par égorgement, mais peut-être vaut-il mieux être égorgé que d’être torturé ; et là-dessus les deux camps rivalisent fort bien dans l’horreur de la torture.
Il faudrait être capable de regarder les différentes réalités en face, plutôt que de s’indigner, de faire de la morale. On ne peut que partager la conclusion de l’article : « Les anathèmes contre les massacres et la condamnation de l’islamisme sont peut être populaires, mais ils ne font qu’obscurcir les choses. Comprendre requiert une perspective radicalement différente. »
A s’indigner d’une chose, on réalise à tous les coups l’opération qui consiste à ne pas s’indigner du reste. Quant à la morale, elle a toujours servi de justification ou pire. Accessoirement, indignation et morale, ne sont pas sans « intérêt ». Dans « l’Algérie et la stratégie du charognard », un réalisateur algérien de télévision écrit (Libération du 14 janvier) : « Je sais que Je malheur de l’Algérie fera le bonheur de ceux qui, depuis une vingtaine d’années se sont érigées en « consciences morales » en France. Mon petit doigt me dit que, dans peu de temps , après la Somalie, le Rwanda, le meilleur placement médiatique pour tous les charognards de l’actualité va être l’Algérie. »
POUR être honnête, il faut reconnaître que nos intellectuels et politiciens ont trouvé une critique à faire au gouvernement algérien : celle de ne pas être capable de défendre les civils.
L’auteur de l’article écrit : « Lorsqu’un général algérien, récemment, affirma ne pas être en mesure de mettre une sentinelle devant chaque maison, tout le monde se gaussa de lui. Pourtant, il exprimait le problème de base de toute guerre civile : l’incapacité de chaque camp à contrôler la totalité du territoire – villages près des casernes inclus ! ». Cette description nous paraît plus vraisemblable que la thèse d’un gouvernement laissant faire les massacres pour des raisons plus ou moins machiavéliques. Même si la manipulation est consubstantielle au fonctionnement de l’Etat, on peut se demander si l’intérêt d’un Etat n’est pas plutôt de prouver sa capacité à maintenir l’ordre : la multiplication des massacres dus aux islamistes et l’incapacité de s’y opposer ont plutôt comme effet d’affaiblir l’Etat et le gouvernement algériens. C’est d’ailleurs bien là ce que signifie « la » « critique » adressée au gouvernement algérien : d’être incapable d’assumer le fonctionnement légitime de l’Etat.
Sur l’inertie des casernes proches des villages menacés, quelques informations directes montrent que les appelés vivent dans la peur, peur de l’attaque nocturne de la caserne (peur aussi pendant les permissions, et après la fin de leur service d’être tués pour avoir accepté de faire leur service militaire ; une bonne partie des maquis islamistes est constituée de jeunes qui ont préféré fuir le service militaire). Quant aux professionnels, militaires et policiers, ils préfèrent faire du ratissage où la supériorité de leur armement leur permet espérer en réchapper, plutôt que d’aller de nuit dans des villages plongés dans le noir, et se retrouver au corps à corps dans des ruelles et des maisons où la mort peut venir de n’importe où. Nos intellectuels, qui, fièrement, appellent les militaires et policiers à se faire tuer pour défendre les civils, devraient comprendre que la peur n’épargne pas ce qu’il reste d’humain chez un militaire ou un policier, et qu’il préfère, comme tout un chacun, tuer plutôt que d’être tué.
Cette incapacité pour chaque camp à contrôler la totalité du territoire est une des sources de la pratique généralisée de la terreur. La critique de nos belles consciences revient à appeler l’armée et la police algérienne à multiplier ses propres exactions.
L’une des remarques les plus intéressantes de l’article est la suivante : « L’adhésion individuelle à un groupe de guérilla ou à un groupe paramilitaire peut être favorisée par l’intervention d’un parti politique, mais n’est pas le résultat d’un choix politique ou idéologique conscient. Etre membre du GIA ou « patriote » (comme durant la guerre d’Algérie, l’on était harki ou moudjahid) est souvent l’aboutissement de conflits locaux ou d’affrontements familiaux ou personnels. » Cela correspond aux quelques informations directes qu’on peut avoir : on se retrouve dans un camp ou dans l’autre par hasard. La conscience (l’idéologie si l’on préfère) n’est pas la cause de cette guerre civile.
Quelle en serait alors la cause ? La crise sociale a provoqué l’explosion de 1989. Le courant islamiste a su s’implanter dans les milieux populaires les plus touchés par la crise. Il faudrait décrire comment cette implantation s’est faite. Il faudrait, entre autres, considérer l’aide matérielle apportée par les groupes islamistes aux plus pauvres grâce aux moyens matériels fournis par des Etats musulmans ; se demander si le retour aux principes religieux n’exprime pas la souffrance de populations rurales se retrouvant plongées dans la misère des villes, et regrettant un temps passé dont les vertus imaginaires seraient celles d’une société musulmane respectant ses préceptes fondateurs ; ne pas oublier que l’Algérie est déjà un Etat musulman, et que la collaboration de l’armée, des gouvernements divers, avec les « frères musulmans » ne date pas de la transformation de ces « frères musulmans » en « islamistes », en « fondamentalistes », et qu’en matière religieuse le gouvernement actuel applique déjà une bonne partie du projet islamiste.
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« J’aime la vieJe ne veux pas troquer une part de maintenant pour une part fictive de demain, je ne veux céder rien du présent pour le vent de l’avenir.Il n’y a pas de Paradis futur, il n’y a pas d’avenir, il n’y a que le présent. »