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Maurice Clavel : Le jardin de Djemila

Extrait de Maurice Clavel, Le jardin de Djemila, Paris, René Julliard, 1958, p. 19-22.

 

 

CHRONIQUE

 

Paris, février-avril 1957

 

I

 

J’avais quelques amis au Mouvement National Algérien et je m’en méfiais plaisamment : trop français. En eux semblaient revivre nos vieux révolutionnaires, dont il ne reste plus les noms que dans quelques rues vastes et laides, métros aériens, cœurs désuets : Barbès, Blanqui – ces gens qui ont peu agi dans leur siècle, ayant passé en prisons bourgeoises trop de leur vie, sans rien semer plus loin, la liberté s’étant faite science et police. Mes amis étaient une résurrection étrange, d’un naturel que le dépaysement accusait. Ainsi, un jour, ma gorge s’était serrée à voir des danses créoles où persistaient nos grâces de cour ; ainsi on croit avoir entendu un air, enfant, et on ne sait pas ; ainsi on imagine des médaillons autour de certains visages. Ils parlaient ce langage républicain que cent ans de comices ont tant avili chez nous, mais leur zèle, la gravité de l’Islam et jusqu’à leur prononciations de gorge – butant sur les mots longs, ils semblaient s’y prendre à deux fois par émerveillement et respect – lui rendaient un âge d’or. Ils employaient avec leur rudesse fraîche des termes peu usité, délicats : ainsi Danièle me disant de Djemila : « Elle faisait de très jolies robes » ; eux : « C’était une couturière… finie » : Danièle : « Elle flirtait à tour de bras » ; eux : « Elle se fiançait éperdument. » Leurs mots, leur accent donnaient le soupir des choses, parfois le fond, l’au-delà : ainsi disaient-ils encore de Djemila « fragile » au lieu de « futile ». Ils avaient les rougeurs et les cachotteries de l’amitié : un jour, ils n’osèrent pas m’annoncer une manifestation de rue que j’eusse aimé rendre compte et me la firent manquer, de peur qu’elle n’échouât. Un autre jour – se méfiaient-ils de leur gaucherie ou de mon aisance en paroles ? – au beau milieu d’un entretien, ils s’interrompirent, et tous, clignant de l’œil vers moi, à pleine face, rugirent en chœur : « Ah, ah, ah ! » Cela devint entre nous un signe de retrouvailles, mieux qu’un mot, à défaut d’une chanson d’autrefois commune.

Ils étaient presque toujours trois ensemble : Robert, rude ; Marcel, malicieux ; Maurice, pensif. Ces noms qu’ils s’étaient choisis si justes, si conformes à l’idée de nos saints patrons, je les garderai, pour éviter un éloignement inutile.

Par une de ces alliances que nous ne voyons plus, ils avaient des natures chaleureuses et des principes. Ceux que j’ai bien connus, entrant dans les maisons, attiraient tout de suite les petits enfants, les bêtes. On leur en voulait presque. C’était moins pur qu’un rayonnement, moins trouble qu’une buée. Ils riaient bien, sans rien de gras ni du puéril : des hommes. Ils aimaient l’amour : naguère, sournoisement, ils venaient s’y livrer en France et déploraient leur faiblesse d’un air si joyeusement déconfit devant leurs amis de gauche que ceux-ci menaçaient – blague rituelle – : « Je le raconterai au Parti ! » Ils entendaient le Grand Parti, le même qui aujourd’hui les tue, ou y aide. J’écris pour qu’on les connaisse. Beaucoup d’entre eux étaient beaux, plus grands que leurs compatriotes, avec de ces visages pleins de temps et d’espace, de Sahara ou d’Andalousie, où se jouaient les drames de la tendresse. Un camarade aux opinions libertaires avait admis que sa femme fût à l’un d’eux, puis il avait souffert longtemps, puis divorcé d’elle, mais n’avait pu renoncer à son amitié pour l’homme : Slimane, le frère de Djemila.

« Ça, nous pourrons l’expliquer à notre peuple, alors nous pouvons le faire. Ça, non. » Ainsi parlaient ces Acadiens de nos révolutions françaises. Ils étaient tous, de bas en haut, chefs suprêmes et militants, ouvriers – état qui ne fait pas la justesse naturelle d’un homme, mais la renforce. Du temps que nous étions la plus puissante nation du monde, polie, féroce, ils s’étaient pris à rêver la leur dans la banlieue de Paris, grouillement de cahutes, planches pourries, vieilles tôles ; hôtels noirâtres où ils s’entassaient à cinq ou six par chambre, soupente ou cave ; fosses à même la terre des terrains vagues, parfois. Ils envoyaient leur paye à leur famille. Idéal, misère : l’autre siècle s’en fût ému en images ; Hugo, dans la manière du Crapaud et de l’Ane, eût repris leur sobriquet, les Ratons, pour opposer à plaisir trous d’ombre et fronts de lumière. Eux-mêmes s’étaient appelés, à leurs débuts, avec Messali : l’Etoile – et y pensaient encore souvent.

Aujourd’hui Messali était à Belle-Ile, comme Blanqui. Sa dernière prison : les autres se confondaient presque dans leur mémoire – tant il y en avait – et pourtant leur servaient à dater leurs actes. Ils s’interrogeaient devant moi : « C’était… attends… où était Messali déjà ?… En liberté ? – Mais non, pas possible ! » Nos geôles devenues leurs éphémérides étaient drôles ; ils s’observaient un peu les uns les autres avant de se dérider franchement, Robert, le rude, un Kabyle grand, blond et rosé, leur donnant le signal par un gonflement de joues saccadé, sans plus. Messali Hadj ne faisaient rien sans leur accord, mais il était pour eux le staretz, le maître mystique, symbole dont un homme peut s’inspirer sans déchoir, dont un diplômé s’ébouriffe. D’où la rupture dans leur parti en juin 1954, les tièdes et les violents s’en éloignant à la fois. Les violents déclenchèrent l’insurrection très vite, trop vite, « protégés par un rideau de roseaux et la magie des Aurès », n’espérant guère que des martyrs et des insurrections futures. Ils n’étaient pas cinq cents. Elle réussit. Les hommes de Messali entrèrent dans la lutte le second jour, avec leurs groupes et leurs pratiques distinctes. Les tièdes se hâtèrent de rejoindre les violents, renchérissant de violence. Ainsi se forma le Front qui prétendit exterminer les anciens fidèles, cette secte, disaient-ils… – Ce ramassis, répondaient les autres.

Etaient-ils bien anéantis ? On l’avait annoncé trois ou quatre fois. On m’avait même parlé d’une ferme de l’Algérois où le Front leur avait donné rendez-vous en vue d’une alliance : leurs chefs étaient venus, seize ou dix-sept, avaient attendu ; un émissaire s’était présenté enfin, muni d’un poste émetteur, lequel avait explosé, les tuant tous : « Un vilain coup », disaient avec sérieux mes amis. En France, le massacre mutuel était de règle, mais les hommes de Messali avaient peu de chances, répugnant à tuer en gros. « Nous tuons les tueurs : mais il faut savoir qui c’est, être sûr. Alors nous faisons d’abord des enquêtes. Et ces enquêtes à leur tour nous coûtent des morts. Alors… » Geste vague. En Algérie, toujours en vertu des principes, ils s’abstenaient d’assassiner les femmes et les enfants, ce qui leur ôtait tout espoir de se révéler au monde. En ce siècle de sensations, ils s’éteignaient…

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