Article paru dans Le Prolétaire, n° 106, 14 juin – 27 juin 1971, p. 2-4
Dans le cadre d’une série d’articles sur les mouvements de classe aux Etats-Unis, nous commencerons par donner un bref aperçu des « Panthères Noires ». Ce mouvement est celui qui exprime le mieux à l’heure actuelle l’aspiration à l’émancipation de la communauté noire et son combat quotidien contre la violence de la police, acharnée dans sa répression contre cette couche sociale sans poids économique et totalement abandonnée à elle-même qu’est le sous-prolétariat.
Le journal « Black Panther » est l’écho assidu de ces combats et des problèmes de défense et d’organisation de la « communauté » qu’ils entraînent. Ses photographies sont celles des militants tués ou emprisonnés, des manifestations et des luttes contre les flics, des dévastations commises par ceux-ci, des champs de bataille et même des ennemis tués dans la bagarre, les « pigs » (cochons), c’est-à-dire les policiers.
Cette lutte contre un ennemi qui se présente toujours et seulement sous les traits du flic, derrière lequel on ne réussit pas à voir la détermination sociale et politique, est bien significative du véritable esprit du mouvement, qui s’épuise graduellement dans la lutte, sans parvenir à s’attaquer à la racine du mal.
Ses chefs sont délibérément et fréquemment brutalisés par la police, qui recherche tous les prétextes pour engager une bataille qui lui permettrait d’éliminer les éléments dangereux, chose qui lui a réussi plusieurs fois : comme dans l’attaque où ont été tués Bunchy Carter (membre du « ministère de la Défense ») et John Huggins (du « ministère de l’information ») et où Eldridge Cleover (réfugié en Algérie depuis) a été blessé. L’autre moyen est l’arrestation, suivie naturellement d’un verdict de classe : Huey P. Newton, théoricien du groupe, Bobby Seale et Angela Davis sont les plus connues parmi les victimes de ces coups de filet. A l’heure actuelle, plus de 400 membres des « Panthères Noires » sont en prison. La police attaque également les locaux du parti : c’est ce qui s’est passé durant les préparatifs de la session plénière de Philadelphie pour la « Convention constitutionnelle du peuple révolutionnaire ». Elle intervient aussi dans des bagarres suscitées par des épisodes isolés, un enfant, un ivrogne brutalisés, et auxquelles participent bientôt tous les habitants du quartier. La guerre ouverte est le lot quotidien de cette communauté qui se considère elle-même comme un bloc opposé à tout le reste de la société.
Malgré toutes les différences, les membres de la « communauté » se sentent unis par une solidarité effective. Les « Panthères Noires » mettent en effet au premier plan l’unité totale de leur groupe racial, et prennent la direction de toutes les batailles, même les plus insignifiantes, sans s’arrêter (et ils en font un point d’honneur) à des scrupules moraux et légaux : ils n’hésitent pas à défendre « l’élément criminel », dans lequel ils voient le résultat d’une oppression désespérée. Les « Panthères Noires » se posent effectivement comme les représentants du peuple noir opposé au peuple blanc. Ceci constitue sans aucun doute une limite théorique ; mais quel parti « marxiste » a le courage, aujourd’hui, de défendre un « délinquant de droit commun », un « blouson noir », de montrer les racines sociales et les rapports de classes aberrants qui produisent ces éléments « asociaux » et des révoltes individuelles qui ne pourront trouver d’issue que si elles s’insèrent dans une poussée de révolte sociale organisée ?
La défense de l’action même individuelle des membres de leur communauté représente à la fois la force et la faiblesse théorique d’un mouvement qui dépasse les limites de classe pour s’étendre jusqu’à celles de la communauté raciale. Le parti des « Panthères Noires » ne lutte pas pour le noir en tant que prolétaire opprimé, brutalisé, rejeté, « paupérisé », et par conséquent plus sensible à la propagande de la révolution sociale : il lutte pour le noir en général afin de l’affranchir de l’oppression du blanc en général, c’est-à-dire en donnant beaucoup plus d’importance aux différences ethniques qu’aux différences de classe. Il ne reconnaît l’existence de la lutte de classe qu’au sein de chaque communauté, quasiment comme une affaire intérieure de celle-ci. S’il s’adresse ouvertement en priorité au sous-prolétariat noir, dont il revendique l’acharnement dans la lutte, c’est parce qu’il voit dans sa situation la condition générale du noir et un moyen pour l’émancipation de de la communauté noire en tant que telle, sans comprendre que seule l’émancipation de la classe laborieuse, par la destruction du capitalisme, permettra l’émancipation de toutes Iles couches opprimées et le dépassement de toute « question raciale ».
Certes, la communauté noire, avec d’autres minorités raciales, est la partie de la société américaine qui comprend les éléments les plus exploités, les plus maltraités, les manœuvres qui n’ont d’autre fonction que de fournir de la force de travail brute, les chômeurs que le progrès technique produit et reproduit continuellement, les éléments qui n’ont pas de travail régulier, les gens « sans foi ni loi », les « asociaux », la « pègre », ceux qui ont un « Chromosome en trop », ceux qui ont une « tendance à la criminalité », etc… ; mais on ne peut nullement la considérer comme une communauté différente, comme un groupe indépendant qu’on pourrait séparer de l’ensemble de la société : ce serait tomber non seulement dans l’utopie, mais dans une vision pour le moins rétrograde.
Les prolétaires et sous-prolétaires noirs demeurent isolés dans une lutte qui ne reçoit qu’épisodiquement l’appui des autres travailleurs. Avoir la peau blanche, aux U.S.A., signifie qu’on reçoit un traitement de faveur à l’usine et dans la société, un privilège que, dans cette phase de désagrégation des organisations de classe, politiques et économiques, on s’efforce de défendre également contre la concurrence des camarades de même race, selon la loi inhumaine du monde capitaliste, qui veut que l’homme soit un ennemi pour l’homme. Dans ces conditions, il est parfaitement compréhensible que les noirs ne considèrent pas les prolétaires blancs comme leurs frères, d’autant plus que l’Etat bourgeois a compris depuis longtemps que fomenter la haine raciale signifie conjurer la solidarité de classe capable de l’ébranler jusque dans ses fondations. Il est juste que ceux qui, sous le prétexte que les salariés blancs sont absents de la scène politique, en concluent que les noirs doivent se contenter « d’attendre », s’attirent le plus grand mépris. Les prolétaires combatifs, même s’il ne s’agit que d’une petite avant-garde, indépendamment de la couleurs de leur peau, doivent se mettre en mouvement pour entraîner les couches indécises, ils doivent leur montrer la nécessité de s’organiser pour s’opposer au développement même du capitalisme, à sa pression écrasante sur la classe qui vend sa force de travail, et pour l’abattre. Qu’une telle organisation, par une série de circonstances données, comprenne temporairement une majorité de salariés noirs, ne doit rien changer au caractère non racial de l’organisation elle-même.
La classe ouvrière américaine a été trop longtemps privée de direction politique pour pouvoir surmonter les immenses difficultés qui s’opposent au développement d’un tel processus sans devoir mener un combat très dur non seulement contre le capital, mais même pour définir ses propres intérêts de classe et supporter des sacrifices douloureux et des tentatives vouées à l’échec. C’est pourquoi elle devra inévitablement payer un lourd tribut, se mettant momentanément à suivre des idéologies inadéquates, impropres à la lutte de classe prolétarienne.
Le mouvement des « Panthères Noires » souffre particulièrement de ce tragique isolement. Son erreur, c’est de le considérer comme définitif. Incapable d’arriver seul à l’analyse de la situation actuelle, résultat de la victoire de la contre-révolution, qui dure depuis plusieurs dizaines d’années et s’étend au monde entier, il a recherché une entente avec le parti communiste officiel des Etats-Unis, complètement inféodé aux positions du stalinisme, et il en est plus tard inévitablement arrivé à la rupture à propos de l’usage de la violence, sur lequel ils ont une attitude diamétralement opposée. La recherche d’un contact avec des forces plus combatives a donc conduit les « Panthères Noires » à se rapprocher des « marxistes-léninistes », patronnés d’une part par la Chine, d’autre part par le « Tiers-Monde », qui se trouvent apparemment dans la même situation, opprimés qu’ils sont par le même impérialisme, et qui ont à leur actif une guerre nationale contre les Etats-Unis.
C’est par cet apport hybride – qui confond la lutte pour l’indépendance (plus ou moins réelle) avec la lutte pour l’émancipation prolétarienne – que les « Panthères Noires » ont « enrichi » leurs positions précédentes : c’est de là que vient la théorie qui met sur le même plan la lutte des sous-prolétaires noirs et celle des peuples coloniaux, en assimilant le rapport entre communauté blanche et communauté noire ou rapport entre la métropole et sa colonie : il y a donc « une classe ouvrière de la métropole et une classe ouvrière de la colonie » noire, avec des intérêts propres et divergents. C’est pourquoi on affirme la nécessité d’organisations distinctes et même opposées, en allant même jusqu’à postuler une véritable solidarité permanente entre les ouvriers blancs et leur classe bourgeoise dominante, d’une part, et entre les différentes couches de race noire, d’autre part. Autrement dit, on remplace la lutte de classes par la lutte des « communautés » raciales.
La responsabilité de cette attitude est rejetée, il est vrai, sur les prolétaires blancs, « parasites qui vivent aux dépens de l’humanité », et c’est en partie juste (bien que l’analyse et la perspective soient erronées). Il ne semble pas toutefois que les « Panthères Noires » aient jamais compris la solidarité de classe autrement qu’en fonction de leurs propres intérêts de communauté, au lieu de faire converger ceux-ci dans les intérêts généraux de la classe ouvrière. De plus, le mouvement s’adresse explicitement non à la classe ouvrière, mois au sous-prolétariat en général, et au sous-prolétariat noir en particulier :
« Nous sommes le Lumpen déclare fièrement Cleaver ; le Lumpenprolétariat (prolétariat en haillons) comprend tous ceux qui n’ont aucun rapport sûr, ou qui n’ont investi aucun capital dans les moyens de production ou dans les institutions de la société capitaliste, ceux qui sont perpétuellement en réserve de « l’armée industrielle de réserve », ceux qui n’ont jamais travaillé et qui ne travailleront jamais ».
Il s’agit d’une tentative pour fournir à cette catégorie sociale une théorie et une tactique, en cherchant dans les raisons historiques, et sociales de l’impuissance politique du sous-prolétariat une force et une voie nouvelles et originales. N’ayant pas la possibilité de boycotter la production par la grève, et étant contraint à la bataille de rues, le sous-prolétaire serait plus révolutionnaire, il n’aurait « aucun oppresseur direct, sauf peut-être la police des pigs avec laquelle il se bat quotidiennement », et on ne comprend pas que cela signifie aussi pour lui une défaite inévitable.
Le rapport colonie-métropole est tout autre : une colonie est en un certain sens dépendante du pays impérialiste, mais en même temps elle produit et fournit certains produits, généralement des matières premières, ce qui lui permet parfois d’exercer un véritable chantage, et souvent elle est toute prête à s’entendre avec l’impérialisme pour exploiter son propre prolétariat. Elle n’est donc pas « exclue de l’économie », comme Cleaver le dit à propos du sous-prolétariat : elle se plaint d’être exclue du commerce mondial, ce qui est tout autre chose.
L’utilisation de la guérilla comme forme de lutte armée est tout aussi erronée. Dans les colonies, l’utilisation de la guérilla s’explique du fait que la lutte ne peut aller jusqu’à la destruction des rapports bourgeois, mais n’est qu’une manière d’exercer une certaine pression pour en changer l’orientation. La classe ouvrière, au contraire, n’a rien à perdre, que ses chaînes : c’est pourquoi elle s’organise pour une véritable guerre qui doit l’amener au contrôle total du pouvoir politique (c’est pourquoi le mouvement prolétarien n’admet aucune autonomie locale).
Le point faible des « Panthères Noires », c’est décidément la théorie. Cela saute aux yeux quand on considère les points de leur programme. Il ne s’agit d’ailleurs même pas d’un programme politique, mais de revendications qui devraient permettre la mobilisation des masses. Il s’agit tout au plus d’un réformisme traditionnel, s’appuyant sur la guérilla. Voici les dix points de la « plateforme-programme » de 1966 (qui est revendiquée telle quelle aujourd’hui). Elle réclame pour la communauté noire : Liberté, plein emploi, logement décent, éducation conforme à son histoire et à sa race (point particulièrement rétrograde), dispense de service militaire, arrêt des persécutions policières, liberté pour les prisonniers noirs, tribunaux avec jurys noirs, référendum sous le patronage de l’O.N.U. (sic !) pour établir la volonté de la communauté noire, enfin elle demande qu’on mette fin au pillage capitaliste et qu’on tienne la promesse faite il y a un siècle, c’est-à-dire le paiement de 40 acres et 2 mules à titre de dédommagement de l’esclavage et des massacres (accepté même en argent comptant).
Il n’y a pas l’ombre d’une analyse politique et économique qui montre la voie de l’émancipation (or qu’est-ce qu’un programme, sinon un ensemble de thèses exprimant cette analyse ?), mais seulement une série de requêtes auprès de l’Etat, auquel on rappelle quels sont ses « devoirs » : de telles revendications pourront peut-être mobiliser des groupes d’exploités sur le terrain de la violence, mois nullement modifier la nature des rapports de classe autrement que sur le papier.
Il est significatif à ce propos qu’on en arrive à écrire des pétitions aux Nations Unies qui devraient, « par simple justice », mener « une action universelle, avec des sanctions politiques et économiques, contre les U.S.A. », coupables de génocide, selon la définition établie par les Nations Unies elles-mêmes à leur Assemblée Générale du 9 décembre 1948. On pourrait croire à une pure et simple manœuvre, quoique naïve, pour alerter l’opinion publique, mais la conclusion de la plate-forme-programme résumée plus haut donne à la chose son véritable fondement « théorique » :
« Tous les hommes ont été créés égaux et pourvus par le Créateur de certains droits inaliénables, comme la vie, la liberté, la recherche du bonheur ».
Ce mouvement, qui oppose la violence ouverte à la violence mystifiée de l’Etat démocratique et raciste des Etats-Unis, entend donc agir dans le cadre même de cette société et se contente de réclamer une certaine autonomie pour son peuple. Admirable dans sa lutte à visage découvert, il se place cependant sur un terrain équivoque et fondamentalement anti-historique.
C’est justement cet aspect, que l’on rattache aux expériences des « héroïques » peuples du Vietnam et de Corée du Nord, qui constitue la partie rétrograde du mouvement, et il entre de plus en plus en crise et en contradiction au fur et à mesure que la lutte de classe se développe et reprend son contenu réel : car alors c’est le prolétariat (peu importe de quelle couleur !) qui reprend la première place, c’est-à-dire la classe qui supprime toute prétention à l’autonomie dans tous les domaines, depuis celui de l’école, de la « justice », du « service militaire », de la, famille, à celui de l’organisation politique, économique, étatique, parce que tout est fondu, dans un mouvement unique et irrésistible, celui de la classe exploitée dans son ensemble, guidée par un unique parti.
Cependant, il est certain que l’expérience douloureuse des prolétaires et sous-prolétaires noirs, enfermés dans une lutte raciale sans perspective d’affranchissement réel, pourra contribuer, avec ses sacrifices continuels de forces généreuses, avec les assassinats perpétrés par les défenseurs de « l’ordre », avec les procès scandaleux, avec la montée du racisme, à ouvrir les yeux du prolétariat blanc ou de couleur et à faire naître une avant-garde politique qui saura rassembler tous les prolétaires sans discrimination de race. Tel est le souhait et le salut que nous adressons aux prolétaires noirs engagés dans leur courageuse bataille, comme aux prolétaires blancs encore engourdis par le sommeil.