Extrait de Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Demopolis, 2014 [1ère édition : Paris, Le Seuil, 1966], p. 222-243
ISLAM ET SOCIALISME
Les Etats du monde musulman sont précisément aujourd’hui à un de ces moments décisifs où il leur est possible de choisir leur voie. La décolonisation généralisée, la renonciation des impérialismes occidentaux aux méthodes de domination directe, la concurrence des deux grands systèmes économiques de la société industrielle ont créé une situation révolutionnaire où il est possible de rompre, dans une certaine mesure, avec le passé et de repartir d’un nouveau pied. Partout des équipes dirigeantes, dans certaines limites, sous certaines conditions, peuvent opter.
Elles doivent répondre aux aspirations des masses qu’elles sont censées diriger, ces aspirations qui ont créé le bouillonnement social dont ces équipes ont surgi. Il est facile de vérifier ici ce que je viens de dire. Ces masses souvent résignées depuis des siècles (voire des millénaires) à l’oppression et à la misère ont découvert soudain qu’il existait des modèles de sociétés jouissant de plus de bien-être et de liberté qu’elles, prétendant au surplus marcher sur une voie qui accroît toujours plus ces valeurs éminemment désirables. Elles revendiquent toujours plus fort au moins une évolution dans ce sens et il n’est plus possible d’ignorer leur cri.
La liberté la plus visible, la plus palpable, la cessation de la domination étrangère directe a été obtenue à peu près partout. Les formes de sujétion qui existent, vis-à-vis de l’extérieur et vis-à-vis de l’intérieur, sont plus subtiles, presque invisibles. En tout cas, le poids n’en est pas trop senti après l’immense soulagement qu’a apporté la libération nationale. La conquête d’un relatif bien-être est maintenant partout en première ligne à l’ordre du jour. D’ailleurs, cette aspiration rejoint aussi le désir de liberté. Devant la puissance d’expansion et d’attraction des modèles européo-soviéto-américains de la société industrielle, il devient visible à tous que les autres sociétés sont devant une alternative sans échappatoire possible : ou bien être dominées économiquement par les sociétés industrielles (et la subordination économique entraîne fatalement dans la voie de la subordination politique déguisée ou non malgré toutes les protestations verbales possibles contre le néo-colonialisme) ou bien devenir elles-mêmes des sociétés industrielles.
Si ce dernier choix est fait (et tout y pousse même quand les conditions objectives n’y sont guère favorables) on se trouve à nouveau devant deux optiques fondamentales. Contrairement à ce que pensent les économistes européens désireux d’échapper au dilemme capitalisme/socialisme et tant d’idéologues du Tiers Monde désireux de donner une couleur nationalitaire à leur programme économique, il n’est pas de troisième terme.
Le nombre des structures économiques possible, si l’on s’en tient aux caractéristiques essentielles, n’est pas indéfini. Dans les stades précapitalistes, de nombreux modes de production plus ou moins différents pouvaient être juxtaposés ou articulés avec une extension variable quant aux territoires ou aux secteurs. La puissance de l’économie capitaliste a réduit les autres modes de production à des rôles secondaires dans des secteurs bien limités. Nul ne peut soutenir la concurrence de l’économie capitaliste, au sein d’une formation économico-sociale capitaliste, s’il n’est protégé par des circonstances particulières et c’est le secteur capitaliste, même limité quant au volume de sa production, qui tend à y orienter la vie économique et sociale tout entière. Toute société étendue où le capitalisme de production s’implante (et qui se refuse à être le simple appendice externe d’une zone capitaliste étrangère) tend à évoluer dans la direction de la formation économico-sociale capitaliste si on n’oppose pas à un moment donné l’option socialiste à cette évolution.
Ou bien l’industrialisation sera faite par des groupes de capitalistes libres ou bien elle sera faite par l’Etat ou sous le contrôle de l’Etat. Lorsque l’industrialisation est avancée les choix économiques essentiels seront ou bien pris par les capitalistes libres ou bien pris par l’Etat ou encore, sous la protection de l’Etat, sous le contrôle nécessaire de l’Etat (pendant longtemps au moins) par des groupes d’individus ne disposant pas de capitaux. Une variation infinie est possible dans la proportion des entreprises capitalistes, des entreprises d’Etat et des entreprises de non-capitalistes protégées par l’Etat (elles ne peuvent se développer à un niveau tant soit peu élevé sans cette protection). Une variation infinie est possible dans les limitations qu’impose l’Etat à l’activité libre des entreprises capitalistes et non capitalistes. Mais d’abord la question essentielle pour l’évolution de l’économie globale est de savoir dans quelle mesure les capitalistes libres, dans le cas où ils subsistent, peuvent imposer leur volonté, leurs choix économiques essentiels à l’Etat. Ensuite, le fonctionnement du système économique global dépend avant tout des proportions de l’activité économique assurée par ces secteurs et surtout de leur influence sur le pouvoir.
Toute autre variable est secondaire par rapport à l’orientation générale de la société. La dominance des capitalistes privés ou celle de l’Etat (assurant lui-même la direction des entreprises ou la confiant à des non-capitalistes) entraînent des conséquences énormes sur toute la vie sociale. Des facteurs politiques, influencés par la vie et la conscience sociales, peuvent pousser à choisir l’une ou l’autre voie. Mais le choix fait, il n’est pas possible d’échapper à ses conséquences.
Il n’y a donc pas d’économie musulmane ou chrétienne, catholique ou protestante, française ou allemande, arabe ou turque, dionysiaque ou apollinienne. Tout cela ne peut être, au maximum, que des colorations superficielles des choix économiques fondamentaux. Les caractéristiques nationales peuvent apporter des variations intéressantes au mode de fonctionnement des systèmes. Mais elles ne peuvent, seules, transformer les systèmes dans leurs assises fondamentales.
L’option capitaliste n’a pas besoin normalement d’idéologie mobilisatrice posant devant tout un peuple un programme à réaliser. Le mobile du profit est indispensable. Mais il est aussi suffisant pour les capitalistes. Quant aux masses on ne leur demande pas leur avis. Sans doute, l’orientation d’une fraction de la société vers la quête du profit suppose un certain état d’esprit, une mentalité qui n’apparaissent pas fatalement dans toutes les sociétés. L’esprit capitaliste est un fait. Il présente des faciès assez différents certes, mais on retrouve chez les marchands de Gênes ou de Venise au Moyen Age, chez les armateurs et les banquiers d’Amsterdam à la Renaissance, chez les industriels pionniers de la Révolution industrielle en Angleterre au XVIIIe siècle, chez les magnats financiers de l’ère impérialiste, chez les businessmen américains d’aujourd’hui la même poursuite fiévreuse du profit, la même vocation quasi ascétique de leur vie à cette recherche et bien d’autres caractéristiques communes qui en découlent plus ou moins. Le même démon les a possédés et les possède. Et il est bien vrai qu’il ne suffit pas, dans un pays et une population qui ne connaissent pas cette fièvre, d’installer des banques, des usines et des comptoirs, de crier à son de trompes : « Enrichissez-vous ! » pour développer cet esprit.
Mais cet esprit n’est pas né de rien. Et il n’est pas né comme le pensait Max Weber d’un autre esprit. L’esprit capitaliste existait chez un petit noyau d’individus. Ce sont les conditions sociales, politiques, économiques qui lui ont permis de se développer et de gagner à un moment donné en Europe et en Amérique toute la société. Les Européens, qui se plaignaient (assez hypocritement) du manque d’esprit d’entreprise chez les détenteurs de capitaux des pays qu’ils abordaient et qu’éventuellement ils colonisaient, ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir que les conditions de ces pays brisaient d’avance tous les ressorts de l’élan capitaliste, que leur présence au surplus et les lois qu’ils imposaient, si elles enlevaient certaines entraves, se hâtaient d’en mettre en place d’autres, souvent bien plus efficaces. Que les conditions soient données qui permettent à l’entreprise capitaliste de pouvoir attendre un profit intéressant, au capitaliste de le conserver et de le taire fructifier avec une certaine sécurité, que la concurrence du capitalisme étranger puisse être soutenue avec un minimum de chances au départ de n’être pas écrasé et on voit petit à petit les obstacles sociaux constitués par la mentalité traditionnelle et les interdits religieux et moraux s’effacer, les lois elles-mêmes être tournées, le succès des premiers pionniers ou des modèles étrangers en encourager d’autres, le démon du profit capitaliste saisir invinciblement des couches de plus en plus larges, l’emprise du système se faire, de par son dynamisme incomparable, de plus en plus étendue et puissante. C’est ce qu’on a vu se produire au Japon, en Chine, dans l’Inde, se dessiner dans le monde musulman malgré les entraves plus grandes qu’apportait une concurrence européenne plus forte protégée par les traités commerciaux et autres qu’avait imposés la force, un peu comme en Amérique latine.
La mentalité, la conscience préexistante ne jouent-elles aucun rôle dans le choix ? Ce n’est pas ce que je veux dire. Dans l’Inde, il est bien vrai que les brahmanistes se sont lancés avec plus d’ardeur que les musulmans et avant eux dans l’aventure capitaliste comme en Europe les protestants avant les catholiques. Mais il ne s’agit pas de prescriptions religieuses à l’état pur. Le choix fait par les populations européennes au XVIe siècle entre les religions ne résultait pas simplement d’une conviction qui s’était faite à la lecture comparée des Évangiles, des bulles des papes, de Luther et de Calvin ! Les facteurs sociaux profonds et même la chance des armes y concoururent bien plus puissamment. Le clivage confessionnel correspondait en bonne partie à des états sociaux différents. Aux Indes où il est à peine question de choix, les sociétés brahmaniste et musulmane étaient différentes sur bien d’autres plans que celui des convictions religieuses. La résistance opposée au développement de l’esprit capitaliste par la mentalité préexistante d’une société, liée inextricablement aux conditions de sa vie sociale est plus ou moins forte, plus ou moins efficace. Mais l’implantation en son sein ou à ses limites de l’économie capitaliste avec les conditions légales et économiques qui lui permettent de se développer exerce sur cette société une pression qui s’avère, à longue échéance, irrésistible. Dieu et les dieux, les règles de vie, les morales sacrées ou sacralisées s’inclinent tour à tour jusqu’à se prosterner devant Mammon triomphant.
Des structures capitalistes luttant pour s’implanter dans un milieu social non capitaliste peuvent développer des idéologies « utopiques » au sens de la classification de Mannheim. Mais ce ne sont pas des idéologies économiques, ce sont des idéologies politiques. On n’appelle pas à lutter pour l’extension de l’économie de profit ou des conditions économiques de son développement. Ou bien comme en Europe au XVIIIe ou au XIXe siècle, on appelle à lutter pour des structures politiques favorables à ce développement, mais qui impliquent des valeurs politiques et extra-politiques universelles, la liberté et l’égalité, suivant une dynamique que Marx a magistralement exposée, dans la Question juive notamment. Ou bien il s’agit d’une idéologie nationalitaire dont le développement capitaliste apparaît comme un élément. Ainsi dans les idéologies impérialistes européennes du XIXe siècle et dans la Turquie kémaliste du XXe siècle.
L’idéologie économique de la société capitaliste est une idéologie « idéologique » stricto sensu selon la même classification de Mannheim. Elle idéalise et transpose le réel. Elle peut évoquer une certaine résonance dans les sociétés industrielles européo-américaines de l’ère actuelle. Elle peut persuader les bénéficiaires réels de cette économie que leur situation privilégiée est bonne, juste, conforme à la nature des choses. Elle peut aussi persuader une nombreuse couche sécrétée par ces sociétés dans une phase développée, jouissant d’une relative abondance, qu’ils vivent dans la meilleure des structures sociales possibles et que les opportunités de promotion sociale sont meilleures pour ses membres qu’elles ne pourraient l’être dans tout autre type de société. Même les défavorisés peuvent s’en persuader si leurs avantages matériels sont suffisants et si les modèles concurrents sont globalement peu attrayants.
Mais ces facteurs ne jouent dans le Tiers Monde que pour une mince couche sociale, la seule qui soit comblée par l’économie capitaliste. Pour l’immense majorité des peuples, y compris pour les couches qui correspondent grossièrement à la moyenne et à la petite bourgeoisie des sociétés capitalistes, l’aspiration fondamentale, sur le plan économique, est de rejoindre le niveau de vie de la société industrielle, modèle éminemment attrayant, toujours présent par mille moyens : cinéma, presse, radio, présence des étrangers prospères, bien habillés, disposant de moyens d’existence fabuleux à leurs yeux. L’idéologie politique de la liberté et de l’égalité internes passe au second plan pour des masses affamées et des fonctionnaires ou employés vivant une vie misérable au regard des splendeurs réelles ou supposées des sociétés industrielles. L’idéologie nationalitaire perd vite ses capacités d’entraînement quand il n’existe plus d’ennemis extérieurs et que les privilèges des compatriotes, profiteurs du capitalisme se font ostentatoires.
On a bien vu ce peu de capacité mobilisatrice des idéologies capitalistes dans des pays comme la Turquie, l’Iran, l’Irak monarchique d’avant juillet 1958 où les dirigeants ont cru pouvoir avancer sur la voie d’un progrès économique régulier qui, en fin de compte, augmenterait le bien-être général par le libre jeu du capitalisme libéral encouragé par l’Etat comme il a été montré ci-dessus. Plus tard, ils se sont efforcés de régulariser cette évolution par les méthodes de la planification non contraignante, du type français par exemple, laissant une très grande liberté de décision aux capitalistes privés. Ils y ont été aidés par les puissances capitalistes occidentales, en tout premier lieu par les Etats-Unis. Ils ont cru pouvoir se passer d’idéologie, ils s’en sont même défiés à l’extrême ou s’en défient encore, même en Turquie où l’idéologie kémaliste avait tout d’abord suscité une mobilisation générale sur des bases surtout nationalistes. Tout entraînement idéologique des masses, fût-il dans un sens réactionnaire, paraissait assez justement aux classes dirigeantes receler des dangers pour la perpétuation de leur domination. En Irak, cela a entraîné la révolution du 14 juillet 1958 et l’écroulement par voie de conséquence des plans (nullement négligeables du point de vue strictement économique) du Development Board. Ailleurs des équipes de remplacement songent sérieusement à un nouveau départ pour des réformes économiques radicales qui impliqueraient la mobilisation des masses et par conséquent construisent des idéologies propres à obtenir cette mobilisation. Elles ont noté qu’un progrès économique accentué exigerait la participation du peuple tout entier à un effort énergique avec des sacrifices individuels importants. Cela leur paraît, très justement, exiger une nouvelle répartition des bénéfices de ce progrès et, dans la mesure où celui-ci serait au début peu sensible, l’entraînement par une idéologie mobilisatrice exaltant l’effort demandé et ses résultats, promettant une réforme radicale de la structure sociale au détriment des privilèges acquis. Ici se pose le problème du choix de cette idéologie. Il est clair pour tous maintenant (sauf pour certains économistes et sociologues européo-américains) que celle-ci ne pourra négliger la considération essentielle du progrès du bien-être.
C’est ainsi, pour ainsi dire naturellement, poussée par la force des choses, que la seconde option, l’option socialiste s’est imposée. Le choix, insistons-y un moment, ne doit rien ou presque rien à l’esprit préexistant, à la mentalité spécifique du peuple qui l’a fait. Dans certains pays, il y a eu révolte des masses contre un régime lié à l’économie capitaliste qui les opprimait et canalisation de cette révolte par des élites professant le credo socialiste sous l’emprise de l’idéologie marxiste que le mouvement communiste a diffusée à l’échelle mondiale. Dans d’autres, des dirigeants, désireux d’affranchir et de faire progresser leur pays, se sont aperçus que l’attachement à l’économie capitaliste, dans les conditions politiques et sociales spécifiques où ils étaient placés, menaçait cet affranchissement et ne permettait pas de pousser le progrès assez vite et assez loin.
Contrairement à l’option capitaliste, l’option socialiste exige, comme il vient d’être indiqué, une idéologie mobilisatrice, « utopique » sur le plan économique. L’économie capitaliste se répand de proche en proche, pour ainsi dire automatiquement quand les conditions requises sont données. Les individus s’y appliquent l’un après l’autre quand les perspectives de profit sont brillantes pour eux et que leur propension à en tirer parti a vaincu les obstacles mentaux qui peuvent s’y opposer. Il n’en est pas de même pour l’économie socialiste ou étatiste. Elle doit être organisée socialement, collectivement. Les avantages que l’individu en retire ne sont pas toujours évidents. Souvent ils sont inexistants dans la première étape et ne peuvent se concevoir qu’au niveau de l’intérêt collectif et sur un laps de temps assez étendu. Dès lors, la mobilisation des individus implique l’action combinée d’une idéologie et de stimulants matériels. Ceux-ci peuvent toujours ou presque faire leur effet. Il faut y insister. Mais la réceptivité à l’idéologie est plus ou moins grande suivant le type de conscience sociale qui préexiste, qu’on peut travailler à modifier certes, mais plus ou moins facilement, avec plus ou moins de précautions et d’étapes. Et l’autre composante, la dose d’avantages immédiats accordés doit être plus ou moins forte de façon inversement proportionnelle en gros à la force de mobilisation propre que possède l’idéologie sur un peuple donné.
Nul ne nie d’ailleurs la nécessité d’une idéologie pour la construction socialiste. Cette idéologie doit impliquer la nécessité de cette construction, mais la dépasser. On peut, à la rigueur, entraîner un peuple à faire un gros effort pendant une période limitée pour permettre un grand « bond en avant » dont il bénéficiera sans ajouter à cette perspective des motivations idéales. Encore faut-il que l’effort ne soit pas excessif et que ceux qui le font puissent espérer raisonnablement qu’ils ont quelque chance d’en profiter eux-mêmes. Mais ce cas est rare et, même s’il se présente, on peut préférer une vie misérable, mais tranquille, à un effort démesuré aux résultats aléatoires. La règle générale est malgré tout de fixer des buts idéaux (souvent disproportionnés) à tout effort collectif. On le voit bien dans les guerres, même dans celles aux motifs les plus sordides. De plus, les idéologies les plus mobilisatrices ont été des idéologies de lutte ou au moins de compétition. L’homme est ainsi fait — du moins celui que nous connaissons, celui auquel nous avons affaire — qu’il se dépense surtout pour écraser des ennemis ou pour dépasser des rivaux.
Les buts idéaux auxquels se sont référées les idéologies que nous connaissons sont en somme de trois types : la grandeur du groupe « national », la grandeur de Dieu, la grandeur de l’homme. Etant bien entendu que, dans la pratique, ces deux derniers motifs sont souvent ramenés à la grandeur du groupe (national ou non) qui est censé le seul à lutter vraiment pour Dieu et pour l’homme. En principe, on peut réclamer au nom de ces buts le sacrifice dans la lutte comme le sacrifice dans la vie quotidienne. Mais ce dernier surtout si la vie quotidienne est présentée comme une lutte. On peut référer la construction économique à l’un ou l’autre de ces trois buts. Mais à certaines conditions.
Si la construction économique se déroule suivant les normes admises d’une société donnée, sans que l’on recherche le bouleversement des structures anciennes, rien ne s’oppose à ce qu’elle soit conçue comme s’insérant dans les trois visées mentionnées ci-dessus, autrement dit dans l’idéologie nationalitaire, l’idéologie religieuse ou l’idéologie humaniste universaliste ou même dans plusieurs de ces idéologies à la fois. Mais alors les comportements exigés seront du type conformiste. Le conformisme est moins mobilisateur que la révolte du moins quand aucune lutte extérieure ne vient lui donner de la virulence. L’élan est aisément brisé par la constatation qu’il existe des privilégiés, des profiteurs de l’idéologie, des hypocrites qui s’en font un masque pour la poursuite de leurs buts individuels égoïstes. De plus, chacune de ces idéologies déborde la construction économique. On peut choisir de servir la nation, Dieu ou l’homme par d’autres moyens. Il est difficile pour l’individu d’en trouver d’autres pour servir la nation si aucune lutte ne se profile et si le rôle qu’il a choisi dans la société n’est pas extérieur à la construction économique. Au contraire, on peut préférer servir Dieu par exemple par la contemplation mystique et l’homme par l’activité charitable, être moine ou médecin. C’est pourquoi l’idéologie nationalitaire est la plus adaptée (en gros) à un développement économique de ce type.
Si la construction économique est conçue comme bouleversant les normes admises, l’idéologie, impliquant une lutte, est plus virulente, plus attrayante par le facteur d’inattendu qu’elle apporte, bref plus mobilisatrice. Les privilégiés, les profiteurs, les hypocrites (il y en a toujours) peuvent plus aisément être dédaignés comme un rebut inévitable, des bavures de la grande action. Ils seront dépassés par l’histoire qui s’accomplit, un stade ultérieur verra leur condamnation et leur disparition. Mais un tel projet implique la résistance des groupes et des individus que la nouvelle structure envisagée condamne à perdre leur position acquise, leurs privilèges ou même simplement leurs habitudes, leur confort matériel ou moral. Ces individus ou ces groupes font partie néanmoins de la communauté nationale ou religieuse, ils peuvent manifester ostensiblement leur dévouement à la nation ou à Dieu. On peut évidemment les stigmatiser comme trahissant objectivement ces valeurs. Mais c’est plus difficile. Au contraire, il est facile de dénoncer en eux des traîtres à la cause de l’homme, des déserteurs de la lutte pour la création d’une société plus favorable au libre développement des virtualités de tous ses membres, des possibilités de l’homme, de les stigmatiser comme ennemis de la liberté et de l’égalité. C’est pourquoi une idéologie humaniste universaliste est la plus adaptée à ce type de construction économique qui implique, quoi qu’on dise, une lutte de classes. Le « réactionnaire » peut aisément prétendre au brevet de bon Français, de bon Chinois, de bon Arabe ou de bon chrétien, de bon musulman. Il n’est pas si facile de le contredire sur ce plan. Il ne peut, par définition, être un bon « révolutionnaire ».
C’est bien ce que nous voyons plus concrètement, dans les faits, lorsque nous examinons la prétention de certains à faire d’une religion, l’Islam, le drapeau de la construction économique socialiste dans les pays musulmans. La religion musulmane paraît bien peu adaptée à ce rôle.
La mobilisation des masses par des idéologies pour des fins économiques d’un type nouveau est un phénomène moderne. On ne concevait guère autrefois une transformation radicale des structures économiques. Si les masses d’une société étaient appelées à travailler au progrès de celle-ci telle qu’elle était, cela était conçu soit comme la poursuite de leurs activités habituelles, fût-ce sur un rythme plus rapide, soit comme la conquête de nouveaux territoires exploitables comme les anciens ou la soumission d’autres populations dont l’activité serait tournée au service de cette société. Si des groupes restreints se soulevaient au sein d’une société globale, c’était pour obtenir une plus large part du produit social ou les avantages de la participation au pouvoir, non pour en transformer le mode d’activité. Si on appelait de nouveaux groupes à se constituer au détriment des cadres anciens, c’était pour constituer une société restreinte, spécialisée dans le culte voulu par des puissances surnaturelles ou pour transformer toute la société ancienne dans la ligne de cette volonté. Mais il était très rare que celle-ci demandât la transformation radicale des modes anciens de la production et de la reproduction.
L’Islam, dans le passé, n’a pas cherché à mobiliser les masses pour des fins économiques. Il a d’abord appelé des Arabes à rompre leurs liens tribaux pour entrer dans une nouvelle communauté destinée à servir Dieu. Et Dieu demandait à ses adhérents d’observer une vie pieuse et vertueuse sans modifier leur activité économique habituelle et normale. Il n’en demanda pas plus, lorsque, peu après, des tribus entières, puis des individus non liés à la vie tribale entrèrent dans la communauté. Si la vie économique de celle-ci se modifia, ce fut sous l’effet des événements temporels : conquêtes, spécialisation de la production au sein d’un « marché commun » aux dimensions mondiales. Dans ces nouvelles conditions, la vie pieuse et vertueuse exigeait des devoirs nouveaux. Ils furent définis en concordance avec les nouvelles structures économiques et naturellement sacralisés comme prescrits par Dieu et par son Prophète. L’Islam dès lors devint une idéologie qui réclamait de l’individu un type de conduite donné. Sur le plan collectif, il prônait la perpétuation de la vie sociale sous l’aspect même qu’elle avait revêtu en demandant seulement que le fonctionnement en soit moralisé. Ceci avec les coefficients habituels de succès et d’insuccès des exigences de ce type, c’est-à-dire avec une forte prépondérance des insuccès. Sur le plan collectif externe, ce devint une idéologie du type nationalitaire, mobilisant pour la défense des communautés musulmanes contre les communautés non musulmanes, éventuellement pour l’agression contre celles-ci si les circonstances étaient favorables. Les formes sectaires de l’Islam reproduisirent sur une moindre échelle l’évolution du mouvement musulman global avec souvent des exigences révolutionnaires, mais en général sans autre programme de transformation économique que l’observance stricte de la moralité et de la piété dans la poursuite de l’activité habituelle, donc sans transformation radicale des structures. Enfin, les musulmans égarés en pays non musulmans, diffusant par l’exemple plus que par la prédication les valeurs musulmanes (car la rareté de la prédication proprement missionnaire est une des caractéristiques de cette religion) faisaient adopter souvent par les nouveaux adhérents leur mode de vie économique. C’était le commerce capitalistique. Nulle part, on n’aperçoit de mobilisation pour une transformation économique à l’échelle sociale.
Cette expérience historique, pas plus que l’analyse théorique esquissée ci-dessus, n’encourage à voir, à l’époque actuelle, dans la religion musulmane un facteur de nature à mobiliser les masses pour la construction économique, particulièrement alors que celle-ci se révèle nécessairement révolutionnaire, destructrice des structures établies. L’Islam est le seul facteur au nom duquel on puisse mobiliser les pauvres, inaccessibles à toute autre idéologie, proclament des activistes comme l’ex-ministre algérien, Amar Ouzegane. Il constate l’attachement à l’Islam des masses de paysans misérables de son pays. Cet attachement est un fait assuré comme dans d’autres parties du monde musulman et il ne s’agit pas de le heurter. Mais croire qu’il empêcherait forcément les masses en question d’être sensibles à d’autres appels sur d’autres plans est une illusion. Il faut bien voir que cet attachement, avant d’être une manifestation de foi et quoiqu’il puisse entraîner bien des âmes vers les valeurs proprement religieuses, n’en est pas moins fondamentalement un phénomène nationalitaire et un phénomène de classe. Dans l’Islam, les pauvres voyaient ce qui les distinguait de l’oppresseur étranger et des couches supérieures européanisées, infidèles en acte ou en esprit. Le « clergé » musulman, pauvre en bonne partie, déconsidéré par l’occupant, fidèle aux valeurs de la société traditionnelle où ils vivaient, était des leurs, les encadrait et leur parlait leur langage, un langage à leur niveau. Mais, avec l’indépendance, le « clergé » peu à peu remonte dans l’échelle sociale. Les couches supérieures plus ou moins exploiteuses proclament de plus en plus leur attachement à l’Islam dans leur recherche frénétique d’une garantie idéologique pour leurs avantages sociaux et matériels. Plus se réalisera pour les « clercs » une montée du niveau de vie ou même tout simplement une intégration dans la nation, moins l’Islam sera pour les déshérités un mot d’ordre exclusif.
Ils peuvent être, pendant longtemps peut-être dans certaines régions et pour certaines couches, prêts à réagir violemment contre ceux qui s’attaqueront aux traditions quelles qu’elles soient ou ceux qu’on leur dénoncera comme ayant de tels desseins. Ils peuvent suivre les idéologues qui sanctifient leur crasse et leur misère tant que personne ne s’avisera tout simplement de les débarrasser de cette crasse et de cette misère. Mais il ne faut pas être dupe de l’illusion habituelle aux voyageurs et aux intellectuels. Devant un mode de vie qui leur paraît inaccessible à leurs catégories, devant des populations sur lesquelles leur dialectique n’a aucune prise (ils en ignorent parfois la langue tout simplement et toujours le langage), ils sont prompts à soupçonner là un bloc monolithique, fermé sur lui-même, que rien ne peut faire évoluer. Illusion que dénonce toute l’expérience historique du dernier siècle. En fait, il suffit souvent de peu de temps, si un changement radical de conditions de vie est réalisé, pour modifier profondément des comportements figés depuis des millénaires. Les déshérités (et les autres) ne seront pas mobilisés par n’importe quel Islam. Il faudra avant tout leur proposer, avec ou sans Islam, des perspectives qui apportent un progrès à leurs conditions de vie. Ils se mobiliseront si ces perspectives sont suffisamment proches, réalisables, attrayantes. La liaison avec des idées-forces exaltantes peut — par surcroît — ajouter de l’ardeur à cette mobilisation, entraîner pour un temps un sacrifice des intérêts individuels immédiats sur l’autel du progrès collectif à venir — pas trop lointain pourtant et à condition qu’il ne paraisse pas trop illusoire. A la condition essentielle surtout que les sacrifices qui leur sont demandés ne leur paraissent pas trop unilatéraux, qu’ils ne voient pas des privilégiés s’en dispenser ou même profiter de leurs sacrifices, fût-ce en se targuant de vertu, de piété ou de dévotion. On voit, au moment où j’écris ces lignes, les paysans syriens de la plaine de Homç et de Hamâ, déshérités s’il en fut, persuadés d’être de bons musulmans, venir défendre par la force le gouvernement d’un Parti qui se proclame laïque, dont l’idéologue principal est un Arabe chrétien, attaqué par les commerçants et artisans citadins qu’épaulent fortement les ulémas. Les prêches du vendredi émeuvent peu ces déshérités au regard des avantages concrets que leur promet et qu’a commencé à leur assurer le Ba‘th .
On ne peut penser le rôle de la religion musulmane en tant qu’idéologie (mobilisatrice ou non) à l’époque actuelle autrement que dans un contexte de luttes de classes. Le monde musulman est spécifique. Il n’est pas exceptionnel. Il n’échappera pas aux lois générales de l’histoire humaine. Son avenir est un avenir de luttes. Luttes de classes ou plus largement de groupes sociaux, luttes de nations ou plus largement de sociétés globales. On pourra atténuer ces luttes, les apaiser, leur faire adopter des formes de compétitions pacifiques. L’idéologue pourra planer au-dessus de la mêlée, s’en désintéresser, poursuivre ses recherches ou ses méditations en dehors ou au-delà de ces luttes, les déclarer sans importance. Les appels à Allah, à l’âme musulmane, à la solidarité de l’omma traditionnelle ou de la nation pourront les masquer, toujours au profit de certains. Ils ne pourront les supprimer.
Les luttes de clans politiques sans base sociale différente peuvent, dans des circonstances comme les débuts de l’indépendance algérienne (comme aussi, par exemple, dans la Russie des années qui suivirent la mort de Staline), supplanter un certain temps les luttes sociales. Aussitôt qu’intervient une démocratisation, même très relative, qu’une classe politique même peu étendue entre en ligne de compte, les clans en lutte doivent se prévaloir d’un programme et normalement ce programme met en jeu les avantages dont jouissent ou ne jouissent pas les divers groupes sociaux.
Une période avant tout vouée à une construction économique qui implique un bouleversement radical des structures anciennes ne peut se dérouler sans luttes de classes, même quand l’équipe dirigeante cherche à estomper le fait en proclamant (ce qui peut être vrai) qu’elle travaille en vue de l’intérêt général. Les dirigeants s’attacheront à mettre en place les bases de l’industrialisation, l’infrastructure d’un pays moderne indépendant, à créer des cadres à tous les niveaux, à développer par conséquent l’instruction, à combattre le sous-emploi et la misère, facteurs de faiblesse et de dépendance pour un Etat qui se veut indépendant et fort. Mais, d’une part, cela ne peut se faire sans léser les intérêts et les habitudes des bénéficiaires de la structure ancienne. D’où une lutte contre eux qui implique chez les deux parties l’utilisation d’idéologies. D’autre part, cela implique normalement, selon l’expérience de l’histoire humaine, que l’équipe au pouvoir et la classe constituée par ceux qu’elle place aux leviers de commande bénéficient de privilèges du point de vue du pouvoir dont elles disposent comme du point de vue des avantages matériels dont elles jouissent.
Pendant un certain temps, pendant peut-être une longue période, ces privilèges peuvent ne pas susciter de contestation accentuée. Si l’équipe dirigeante réalise ses promesses, si le niveau général de vie de la majorité s’élève peu à peu, si les valeurs essentielles auxquelles est attachée la nation ne sont pas trahies, si au surplus est assurée une certaine mobilité sociale qui permet aux défavorisés d’entrer au moins dans la périphérie du cercle dirigeant, alors les avantages de celui-ci peuvent longtemps paraître à la plupart une rétribution méritée de leur fonction, au surplus accessible à tous les individus capables et ambitieux. Pourtant les classes défavorisées, par l’action même des classes dirigeantes, atteindront de plus en plus un niveau où s’accroîtront leurs exigences et leurs possibilités de les défendre. Il est difficile de croire, avec notre expérience historique, que les couches favorisées céderont aisément à ces exigences, peut-être en partie utopiques. Les avantages dont elles jouissent apparaîtront progressivement moins comme une rétribution fonctionnelle que comme les manifestations d’une structure de privilège et d’exploitation. Là aussi il y aura vraisemblablement compétition, contestation, lutte. Malgré la formule de Mao Tsé-toung qui n’est qu’un vœu pieux, rien ne garantit que ces contradictions d’abord non antagonistes ne passeront pas au stade de l’antagonisme, éventuellement violent. Les péripéties habituelles pourront marquer ces luttes. Le pouvoir pourra les calmer par des concessions, les exaspérer par des maladresses, les luttes externes pourront les faire passer au second plan. Elles n’en subsisteront pas moins, latentes, sous-jacentes. Cela paraît valable indépendamment du contexte idéologique, qu’il s’agisse de sociétés adhérant à un credo religieux ou à une foi humaniste. Mais il est difficile que les idéologies n’entrent pas dans ces luttes éventuelles.
L’ « utilisation » de l’Islam comme idéologie ne peut être conçue que dans ce contexte. Comment y voir un facteur de lutte contre les classes conservatrices à un stade ou à un autre ? Dans le passé il a certes joué un rôle dans les luttes de classes, à côté de son rôle proprement religieux et de son rôle de symbole nationalitaire dans les luttes contre l’étranger. Facteur d’identité nationalitaire, il a servi de drapeau (concurremment avec d’autres facteurs) à la lutte contre l’étranger. Il se réduisait alors à un mot d’ordre simple et entraînant, un mot d’ordre purement fondé sur l’identité sans aucun recours aux dogmes ni à la foi : « Nous sommes musulmans, héritiers d’un patrimoine glorieux, prestigieux, adhérents à une communauté qui fut bâtie sur des principes justes, bons et sains. Nous ne devons pas nous soumettre à d’autres qui ne nous valent pas. » Il peut encore servir au même but occasionnellement. Pour qu’il puisse servir à la mobilisation pour la construction socialiste, il faudrait aussi qu’il puisse se traduire en mots d’ordre spécifiques, clairs, combatifs, mobilisateurs. En fonction de ces mots d’ordre, chaque individu devrait se voir fixer un devoir immédiat, chacun à sa place. Les ennemis devraient être clairement désignés comme « ennemis d’Allah » suivant une formule classique en Islam, même s’ils professent ouvertement la foi musulmane. Qui ne voit combien ces conditions sont difficiles à réaliser actuellement ? Comment proclamer : « Au nom de l’Islam, il faut socialiser tels ou tels biens » alors que les possesseurs de ces biens sont des parangons de dévotion, alors que la majorité des cadres religieux sont tout disposés à proclamer (et ils ont raison) que l’Islam consacre la propriété privée, alors que l’Islam est lié historiquement dans l’esprit de tous à la société traditionnelle dont le caractère pratiquement intangible de la propriété privée est, quoi qu’on dise, une des bases ? Comment dénoncer comme ennemis de l’Islam toutes ces personnalités dont l’attachement aux pratiques et aux croyances musulmanes est évident, démonstratif, ostentatoire, alors qu’on n’attaque aucune de leurs croyances ni aucune de leurs pratiques ?
On a vu certes dans le passé, et à de nombreuses reprises, des mouvements idéologiques se proclamant les seuls fidèles à l’esprit véritable de l’Islam, à l’Islam pur des origines, lancer leurs adhérents fanatisés dans la lutte contre la majorité des musulmans de l’époque dénoncés comme hypocrites, faux dévots, infidèles dans l’âme, profondément ennemis d’Allah. Mais c’étaient des mouvements religieux eux-mêmes, organisés autour de nouveaux cadres religieux, d’un nouveau clergé qui opposait religion à religion. Même si on proclamait le nouveau mouvement pratiquement identique au mouvement musulman originel, il n’en avait pas moins ses pratiques propres, des pratiques religieuses, ses textes saints, même s’ils étaient des commentaires du Coran (mais des commentaires orientés), ses dogmes propres même s’ils étaient considérés comme de simples précisions de la dogmatique coranique. Alors on pouvait, par exemple, proclamer ennemis d’Allah les ulémas qui regardaient avec trop de complaisance la vénération des saints et détruire les coupoles élevées sur les tombeaux de ceux-ci, sur le tombeau du Prophète lui-même. Tout cela pouvait très bien être lié à une dénonciation des privilégiés de la richesse et du pouvoir identifiés aux déformateurs de l’Islam véritable. Mais la révolte contre l’Islam officiel devait être liée à la proclamation d’un Islam nouveau, même si celui-ci était censé être la simple reproduction de l’Islam primitif. Où trouver aujourd’hui de nouveaux prophètes ? Qui groupera autour de lui, dans la prière et la vénération, avec une théologie nouvelle, des fidèles prêts — tout en construisant le socialisme bien sûr — à dénoncer et à attaquer tel ou tel rite, telle ou telle croyance et ceux qui les professent ? Il faut pour le croire l’ignorance totale du climat actuel du monde musulman que montrent certains savants ou idéologues, leur persuasion naïve que les masses musulmanes vivent encore dans l’atmosphère sacrale du Moyen Age.
Une idéologie efficace de la construction socialiste, si celle-ci exige des luttes (et elle en exige), doit être une idéologie où l’ennemi de cette construction peut être dénoncé comme ennemi des valeurs suprêmes auxquelles l’idéologie se réfère. Or, l’idéologie nationalitaire comme l’idéologie religieuse recèlent dans l’état actuel des choses mille possibilités aux réactionnaires de se poser au contraire comme les meilleurs défenseurs de la patrie et de la religion. L’idéologie de la construction socialiste doit situer celle-ci à une place essentielle par rapport à ces valeurs suprêmes. Cela est possible pour l’idéologie nationalitaire, car le socialisme peut aisément être montré comme la condition de la puissance et du bonheur de la nation. C’est difficile pour la religion dont les valeurs suprêmes sont extra-terrestres.
Nous n’en sommes plus au stade des religions nationales. Certes, la grande vague d’universalisme religieux qui s’est déclenchée à partir du VIIIe siècle avant J.-C., qui a supplanté les religions nationales a subi dans bien des cas une involution renationalisante, parfois à l’échelle de communautés supranationales, avec des étagements curieux de loyautés nationalitaires : le catholicisme sous-tendait pratiquement, à côté d’un nationalitarisme chrétien blanc européo-américain, un nationalisme français, allemand, etc., avec des conséquences étonnantes comme pendant la guerre de 1914-1918. Mais nous sommes à un stade de retour à un universalisme plus pur et à un dépouillement plus grand des valeurs strictement religieuses. La religion apparaît essentiellement de nos jours, à la conscience de tous, comme orientant les rapports de l’individu avec les valeurs surnaturelles. Cela peut ne pas contredire une mobilisation pour le bien terrestre de l’homme. On peut même fonder là-dessus une éthique de lutte comme l’a montré l’activité des chrétiens de gauche en France dans les dernières années. Mais la liaison maintenue avec les cadres religieux orientés de façon toute différente pose des entraves à une action révolutionnaire cohérente. On l’a bien vu en Europe avec l’évolution des mouvements qui se réclamaient d’un socialisme chrétien, en Islam avec ceux qui s’abritent sous le drapeau du socialisme musulman. Du moment que ces mouvements n’apportaient aucune novation religieuse, qu’ils considéraient comme frères devant Dieu tous les membres de leur Eglise ou de leur omma, ils étaient forcément en position d’infériorité sur le plan social vis-à-vis des partis socialistes laïques, si ceux-ci avaient des possibilités normales de concurrence avec eux. Leurs options étaient forcément moins radicales du fait que leurs principes religieux et moraux leur interdisaient une virulence intransigeante et implacable envers leurs frères dans la foi, fussent-ils exploiteurs et oppresseurs. Ce modérantisme même relatif leur attirait, dans les périodes révolutionnaires particulièrement, la clientèle des privilégiés ou des semi-privilégiés, des calmes et des modérés. Cette clientèle, suivant les lois normales des groupes politiques, venait à son tour atténuer encore le radicalisme du Parti.
Ce processus, si évident en Europe, s’est révélé déjà à l’oeuvre en pays musulman. Il risque de s’accentuer avec l’intensification de la lutte des classes. Il est clair dès maintenant que les couches dirigeantes utiliseront l’Islam pour sacraliser leur attitude conservatrice. Elles ont bien des facilités pour cela. Elles ont la possibilité (qui manque aux « progressistes ») d’invoquer la tradition. Certes, les traditions archaïsantes dans les mœurs et les relations sociales n’ont historiquement rien de spécifiquement musulman. Mais elles ont été sacralisées par l’Islam et on peut aisément mobiliser contre ceux qui y portent atteinte le fanatisme religieux, si peu justifié qu’on y soit. Les classes dirigeantes ont les moyens d’influencer les hommes de religion auxquels l’indépendance et le progrès économique permettent de donner une place au milieu des privilégiés, les tirant de la misère (et de la proximité des masses) dans laquelle les régimes coloniaux avaient souvent confiné beaucoup d’entre eux. Les hommes de religion sont naturellement tentés de faire jouer la corde moraliste toujours prête à vibrer dans le sens de la résignation. La paix et la bonne entente dans la communauté, cela signifie pratiquement la renonciation aux revendications et l’acceptation des situations acquises. On peut trouver des justifications dans les textes sacrés et camoufler s’il le faut des options sacralisées sous des noms modernes, pleins de séduction pour les masses, comme celui de socialisme musulman. Naturellement on peut combattre cette attitude sur le terrain même de ses prétentions à la caution du sacré. Mais il ne faut pas se dissimuler qu’elle dispose sur ce terrain d’un avantage certain. Et l’imprécision des textes sacrés en matière économique rend difficile d’opposer avec autorité à ces interprétations une interprétation nettement progressiste.
Si cette attitude domine, si la religion musulmane est monopolisée par les éléments en fait réactionnaires, qu’arrivera-t-il ? Il n’est pas difficile de le prévoir d’après notre expérience historique. La conséquence fatale sera un détachement des masses à l’égard de leur foi traditionnelle au fur et à mesure qu’elles émergeront de leur misère matérielle, culturelle et morale, qu’elles rompront avec leur résignation millénaire, que se fera sentir la pression déjà très sensible des exigences du monde moderne et de l’idéal moderne de justice sociale. L’Islam sera dans ce cas une barrière contre la montée des forces de rénovation et cette barrière ne tiendra pas. Il subira une crise comme celle du christianisme au XIXe siècle malgré la force supplémentaire que lui prêtera son rôle de religion nationale.
L’Islam ne pourra échapper (partiellement) à cette crise que s’il accomplit une reconversion profonde, un aggiornamento. Il faudrait pour cela qu’il se trouve des musulmans croyants pour lutter contre les interprétations réactionnaires de l’Islam drapées dans les plis du drapeau de la religion, de la tradition et de la morale traditionnelle. Il faudrait qu’ils renoncent à toute intolérance envers ceux qui se passent d’Allah pour guider leurs actions et qui répugnent à adhérer du bout des lèvres à des dogmes que seule la nécessité sociale justifierait. Il faudrait qu’ils s’attachent à dégager du Coran et de la tradition musulmane des valeurs applicables au monde moderne et au premier chef aux couches du monde moderne qui réclament l’abolition des privilèges et des exploitations. Et cela non pas en cherchant dans les textes sacrés des prescriptions économiques, un système qui ne s’y trouvent pas et qui pourraient n’être qu’inadaptés, mais en en extrayant des préceptes valables de morale sociale, en réalisant dans le cadre religieux une synthèse organique (et non une juxtaposition) entre les valeurs religieuses traditionnelles et les valeurs humanistes qui exaltent (entre autres) la construction économique, seul moyen d’assurer une vie digne aux membres de la communauté. A ce prix et à ce prix seulement, l’Islam pourrait continuer à donner des raisons de vie à certains des hommes des pays qui furent musulmans engagés dans les dures tâches de la construction économique, à côté de ceux qui croient pouvoir se passer de Dieu pour ordonner leur existence et celle de leur pays.
Quoi qu’il en soit, avec ou sans Islam, avec ou sans tendance progressiste de l’Islam, l’avenir du monde musulman est à longue échéance un avenir de luttes. Sur terre, les luttes se déclenchent et se déroulent pour des buts terrestres, mais sous l’étendard des idées. L’idée qui s’est emparée de l’Europe, puis du monde depuis deux siècles est que le bonheur terrestre est possible, qu’un progrès dans ce sens est à l’oeuvre, qu’il vaut la peine de lutter pour une humanité sans exploitation et sans oppression. Bon gré mal gré, les idéologies nationalitaires et religieuses ont dû intégrer cette idée, les premières souvent en la restreignant et en la dévoyant au bénéfice d’une seule communauté nationale. Elle a été développée en idéologie laïque supranationale d’abord sous la forme de l’idéologie libérale-humanitaire (pour reprendre la terminologie de Mannheim), avec des formes mobilisatrices du type du jacobinisme français, dans divers pays (en Orient aussi) à diverses époques. Cela peut encore se produire peut-être. Mais l’utilisation de cette idéologie pour masquer la domination des puissances d’argent et tout spécialement du Big Business américain, pour masquer aussi la domination de l’Europe, lui a causé le plus grand tort. Et elle est assez inadaptée à des transformations radicales de structure économique.
L’idéologie marxiste, malgré ses déviations, s’est révélée le type le plus achevé dans le monde moderne d’idéologie mobilisatrice laïque du progrès. Elle a réussi à entraîner aux sacrifices extrêmes des millions d’individus. Les concepts sociologiques et les découvertes scientifiques développés par Marx et les marxistes ont dévoilé les mystifications essentielles sous lesquelles s’abritent l’exploitation et l’oppression, même si le mécanisme idéologique a empêché d’en épuiser toutes les manifestations. Aucune lutte contre l’exploitation et l’oppression ne peut négliger cet apport et les valeurs mises en relief par le mouvement marxiste sous une forme qui n’a pas été dépassée restent les valeurs essentielles susceptibles de mobiliser l’homme moderne. Intégrées ou non dans de nouvelles synthèses, elles restent le levier avec lequel le Prométhée ou l’Archimède modernes peuvent soulever l’univers. Les peuples et les dirigeants de ce qui fut le Dâr al-Islâm ont tout intérêt à regarder cette vérité en face. Aux innombrables grandes illusions toujours à nouveau proposées par les idéologues, les rhéteurs, les illusionnistes et derrière eux par les oppresseurs et les exploiteurs en acte ou en puissance, à la grande Maya multiforme fabriquant infatigablement des mythes toujours renouvelés, puissent-ils préférer le recours austère à la lucidité. « Vous connaîtrez la vérité et elle vous rendra libres », disait Jésus que les musulmans appelaient ‘Isà fils de Maryam. Et le Coran ajoute : « L’hypothèse illusoire (zann) ne tient lieu en rien de la vérité. »
Une réponse sur « Maxime Rodinson : Islam et capitalisme »
Ce qui explique pourquoi les mouvements marxistes ont été décapités dans une violence inouïe dans les pays nouvellement « décolonisés » dans les années 60/70…