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Interview de Mohammed Harbi : Une rupture dans une société bloquée

Interview de Mohammed Harbi réalisée par Jean-Jacques Laredo et parue dans Rouge, n° 1133, 2 au 8 novembre 1984, p. 8-9

Mohammed Harbi

Mohammed Harbi est né dans le Nord-Constantinois en 1933. Il adhère au PPA-MTLD à l’âge de quinze ans et deviendra membre de la direction de la fédération de France du FLN. Après avoir occupé les fonctions de secrétaire général au ministère des Affaires extérieures puis de conseiller à la présidence de la République après l’indépendance, il est emprisonné pendant cinq ans sans jugement pour son opposition au coup d’Etat de 1965. Il vit en exil en France depuis 1973.


• Le premier novembre, un groupe aux effectifs restreints déclenche la lutte armée qui débouche sur sept années et demi de guerre et, finalement, l’indépendance. Comment l’expliquer ?

Pour expliquer la profondeur de la rupture qui s’est opérée, il faut tenir compte de l’expérience politique en Algérie qui s’est faite sur un fond d’opposition totale à la colonisation. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, elle s’est radicalisée à une vitesse inattendue. Jusqu’en 1937-1938, à part à Alger et quelques autres villes, les nationalistes radicaux étaient des groupuscules. Au lendemain de la guerre ils sont apparus comme la force principale.

Les tensions dans le pays étaient très grandes et la société algérienne était bloquée sur le plan politique puisque aucune des réformes décidées n’était appliquée. Cela a disqualifié toutes les forces qui cherchaient une voie médiane sans trouver de répondant sur lequel s’appuyer. Même les réformistes doutaient de ce qu’ils proposaient faute d’avoir en France quelqu’un au niveau gouvernemental ou au niveau des partis politiques capable de garantir qu’une autre issue était possible. De l’autre côté, la menace pour les colons était telle que dans leur camp, les forces intermédiaires étaient tout aussi disqualifiées. Les plus durs étaient sur le devant de la scène et on a vu se réalisa une polarisation. Les chances d’une évolution graduelle ont rarement existé en Algérie. Avec ce qui se passait dans le reste du Maghreb, ce qui commençait à changer au Moyen-Orient, il était évident a posteriori, que celui qui « oserait » briserait les médiations politiques à son profit. A partir d’août 1955, il n’y avait plus de possibilité de regarder en arrière.

• Quelle a été la réaction des masses en Algérie même ?

Il y a d’abord eu des zones qui se sont engagées massivement par exemple dans les Aurès où ce sont les vieilles structures qui ont servi de support. Des tribus entières se sont engagées : leurs enfants étaient entrés dans la lutte armée, les parents les ont suivis. L’appréciation suivant laquelle les Algériens ont commencé par rentrer la tête dans les épaules n’est vrai que pour certaines régions traumatisées par la scission du MTLD.

La colonisation a fait le reste.

• Qu’est-ce qui a modifié cette réaction ?

Les actions armées, la guerre ont supprimé l’espace pour les luttes légales. Le grand tournant se situe en août 1955 avec l’insurrection du Nord-Constantinois. Il n’y avait plus que deux camps. Du côté algérien, les couches qui étaient attirées par des positions conciliatrices ont été brutalement remises en question. Leurs partis en ont conclu qu’il valait mieux aller vers les insurgés et leur faire accepter une révolution plus ordonnée, moins violente, une révolution par le haut.

• Comment apprécier l’importance respective des mobilisations de masse et des actions militaires ?

L’Algérie a une donnée un peu caractéristique : les organisations politiques se sont effacées devant les groupes armés. C’est à partir des groupes armés que se sont reconstituées les structures de combat et la colonisation a fait le reste en cassant totalement le mouvement syndical. Elle a désencadré le MNA et en partie le PC algérien.

L’Algérie s’est donc retrouvée rapidement sans parti de type civil mais avec des organisations armées dotées de nombreux réseaux. Au fur et à mesure que la guerre se développait, la population était totalement acquise à l’idée de l’indépendance, mais sans qu’il y ait de cadre qui lui permette de s’exprimer. C’est au moment où les structures militaires s’affaiblissent, en 1960, que le mouvement de masse occupe le devant de la scène. Il apparaît, même si son autonomie a été exagérée, comme un relais des luttes des maquis. C’est en raison de cette autonomie incomplète que les structures militaires ont pu reprendre rapidement le dessus sur le mouvement de masse.

• Qu’entends-tu par autonomie incomplète ?

Il s’agissait avant tout de mouvements de foule, sans structuration, qui n’avaient pas pour objet de dire : « Voila ce que nous voulons », mais de dire « Nous faisons confiance au gouvernement provisoire de la République algérienne et à l’Armée de libération nationale ». Ils se créaient pour donner plus de représentativité à la direction et constituaient une délégation de pouvoir.

• Tout cela conférait une légitimité au FLN ?

Les résistants avaient une légitimité mais ce ne sont pas les gens qui avaient une légitimité forgée dans le feu des luttes à l’intérieur du pays qui ont émergé au lendemain de l’indépendance. C’est une armée formée sur le modèle classique, à l’extérieur des frontières, qui s’est imposée. L’immense majorité des willayas était faite de nationalistes qui étaient aussi de vrais populistes avec une volonté d’égalitarisme.

Les mobilisations populaires

• Y avait-il des éléments pour que le processus révolutionnaire se développe ?

Dès 1961 et à la veille du cessez-le-feu, dans toutes les couches de la population, l’idée de l’appropriation de l’Algérie avait fait son chemin. C’est là le germe des luttes qui se sont développées sur le fond de la crise du FLN. Ce mouvement était largement auto-porté.

• Les autres villes ont-elles connu des mobilisations comme celles d’Alger en décembre 1960 ?

Beaucoup de villes en ont connu avec moins d’audience à l’extérieur. Ce qui a pris de l’importance aux yeux de l’opinion en France ce sont les manifestations dans les grandes villes à majorité européenne. A l’intérieur, dans le Constantinois, toute la population est descendue dans la rue mais personne n’en a parlé parce que de toute manière ces villes étaient à elle, c’était quelque chose de naturel. Beaucoup de choses se sont passées dans ces villes qui expliquent la ténacité de la révolution.

Les plébéiens au-devant de la scène

• Trente ans après le 1er novembre, quelles leçons en tirer ?

L’Algérie s’est renouvelée. Il y a une structuration sociale nettement plus poussée qu’auparavant, mais dès qu’il s’agit de la dynamique de la protestation sociale, ce sont toujours les plébéiens, même à travers le mouvement islamiste, que l’on retrouve sur le devant de la scène, même s’ils peuvent être encadrés par des éléments des couches moyennes.

Leur radicalisme était extraordinaire et ce mouvement plébéien n’a été, en définitive, qu’un relais dans la marche au pouvoir de tous les groupes qui ont prospéré depuis la colonisation, qui détenaient un peu l’avoir et la culture. Cette prépondérance plébéienne explique très bien le côté messianique du mouvement.

L’investissement massif de ces couches explique aussi qu’il n’y ait pas eu d’autres forces sociales capables de garantir les intérêts de la colonisation ou de s’y associer d’une manière ouverte. Les signes de la domination française devaient disparaitre d’autant plus vite que, dans la conscience des masses, toutes les mésaventures de l’Algérie reflétaient l’égoïsme des couches cultivées. On trouvait dans ce mouvement une constante, encore présente : il voulait une « communauté d’égaux », c’est-à-dire en fait, une société débarrassée des antagonismes de classe.

Cette vision se trouve hypothéquée par une aspiration à une économie égalitaire mais de type redistributive avec au-dessus un Etat islamique juste. Mais cet Etat islamique relève du fantasme, personne n’en a une idée claire. Cette vision peut donner une force extraordinaire au mouvement islamiste mais elle débouche sur une impasse.

Propos recueillis par Jean-Jacques Laredo

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