Article de Dave Hayes paru dans Inprecor, n° 106, 20 juillet 1981, p. 3-4
FOUTEZ le camp ! Écrivez toute la merde que vous voulez. Dites que c’est politique, ou quelque chose comme ça. Ça pourrait tout expliquer. Qu’est-ce que vous foutriez, vous, si vous habitiez ici ? On n’a besoin de personne pour nous dire la merde que c’est ici. Quelquefois, parmi tous ceux qu’on connaît, y en a pas un qu’a trouvé du travail ! Est-ce que vous habiteriez dans ces pièges à rats ? »
(Interview de jeunes émeutiers, The Observer, 12 juillet 1981.)
Depuis plus d’une semaine, les Britanniques branchent le soir leur télé pour savoir quelle sera la prochaine ville anglaise touchée par l’incendie. La couleur de la dernière robe de lady Diana Spencer ne fait plus la une des journaux.
Ce n’est pas la première fois que les jeunes Noirs, souvent en compagnie de jeunes Blancs, se battent contre la police, contre les bandes fascistes ou pillent des magasins. L’année dernière, l’explosion avait surgi dans un quartier noir de Bristol. Et la commission d’enquête désignée par le gouvernement pour faire la lumière sur le « soulèvement » dans le quartier noir de Brixton en avril dernier venait juste de se mettre au travail lorsque les nouvelles émeutes ont éclaté.
Mais la différence cette fois-ci, c’est l’échelle et l’intensité des affrontements. Plus personne ne parle de bouffée de violence qui serait le fait de voyous. On parle maintenant de la Grande-Bretagne dans l’émeute, et les journaux les plus sérieux se réfèrent à l’expérience des émeutes aux États-Unis.
Jusqu’à présent, dix villes ont été atteintes et plus de 500 policiers ont été blessés. Les dommages se comptent en millions de livres et 1000 personnes ont été arrêtées.
L’explosion de colère des jeunes n’est pas seulement une réponse au racisme, même s’il s’agit d’un facteur important. Le racisme institutionnalisé provoque un fort pourcentage de chômage chez les Noirs, favorise la constitution de ghettos misérables et nourrit la tactique de harcèlement des flics. Mais il s’agit là d’un trait permanent de la plupart des villes britanniques. Mais pourquoi est-ce qu’une interpellation raciste — ce qui se produit tout le temps — a transformé Brixton et Toxteth (Liverpool) en zone de combats de rue où plus d’un millier de jeunes, Blancs et Noirs confondus, se sont affrontés pendant des heures aux policiers ? La seule explication possible, c’est l’accélération de la crise sociale et économique provoquée par la poursuite de la politique économique « monétariste » du gouvernement de Margaret Thatcher.
Fondamentalement, son but était d’affaiblir la force organisationnelle de la classe ouvrière britannique au travers du développement d’un chômage massif, et afin de restaurer les taux de profit du capitalisme britannique.
En deux ans, le chômage a doublé, atteignant maintenant 11 % de la population active. Si l’on ne compte pas les jeunes qui poursuivent des études, 51 % des jeunes de moins de 18 ans sont sans emploi, et les prévisions des services de la main-d’œuvre annoncent que ce pourcentage atteindra 62 % au second trimestre 1982.
A Toxteth, là où les émeutes ont été les plus graves, le taux de chômage atteint les 40 %. Tout le monde s’attend à ce qu’il y ait 3 millions de chômeurs d’ici la fin de l’année. Le dernier rapport de l’OCDE annonce que l’économie britannique va connaître une baisse de 1,5 % de son activité cette année et aura la plus faible reprise, avec 0,25 %, de tous les pays membres de l’OCDE, l’année prochaine.
Les images que l’on a pu voir à la télévision, de ces ménagères, qui n’avaient jamais lancé une brique de leur vie et que l’on a pu voir sortir des magasins pillés les bras remplis, indiquent assez bien la profondeur de la crise sociale que traverse la Grande-Bretagne. Les études les plus sérieuses établies par le Child Poverty Action Group montrent qu’une personne sur sept vit en-deça du seuil de pauvreté.
Un élément important à noter au cours de ces émeutes, c’est que des milliers de jeunes se sont sentis suffisamment forts et organisés pour prendre l’avantage sur les forces de police et, dans certains cas, les refouler hors de leurs quartiers.
Mais ces émeutes signifient également que la police britannique va adopter rapidement les méthodes d’organisation et d’intervention propres aux polices du continent, notamment par la création d’unités spécialisées contre les émeutes…
Et les chefs de la police britannique prennent tout naturellement comme modèle le Royal Ulster Constabulary (RUC) qui opère aux côtés de l’armée britannique en Irlande du Nord. Pour la première fois, le gaz CS, utilisé en Irlande du Nord, a été employé contre les émeutiers de Liverpool.
Les émeutes sont bien évidemment au centre de la vie politique britannique. Elles ont pour effet d’exacerber la crise interne du Parti conservateur au gouvernement. L’opposition du Parti travailliste se voit renforcée par la situation, mais la réponse à apporter à ces émeutes divise la gauche aussi bien à la base que dans ses directions.
Le 9 juillet, une réunion du cabinet a vu l’adoption de plusieurs mesures. Outre le renforcement en matériel anti-émeutes des forces de police, plusieurs mesures légales anti-démocratiques ont été proposées. Pour une durée d’un mois, tous les rassemblements ou réunions de masse sont interdits à Londres en vertu du Public Order Act. Le Riot Act (Loi anti-émeute), repoussé par le Parti travailliste en 1967, pourrait être remis en vigueur. Cela signifierait officiellement qu’il y a une situation de déstabilisation, et qu’après que l’on ait déclaré officiellement que telle ou telle zone était en proie à l’émeute, que toute personne qui y serait découverte pourrait être automatiquement arrêtée pour comportement émeutier. Par ailleurs, le gouvernement envisage de créer des tribunaux spéciaux pour juger les personnes arrêtées, et l’on envisage, si la police ne suffit pas à la tâche, de faire appel à l’armée.
La querelle a ressurgi au sein du gouvernement. On dit que Edward Heath a fait un tournant à 180 degrés après que le chef de la police en Écosse lui ait dit qu’il n’était plus en mesure de garantir l’ordre public. Margaret Thatcher a expliqué qu’elle ne modifierait pas sa politique. Mais Jim Prior, le ministre de l’Emploi et le dirigeant de l’aile modérée du gouvernement (les « mouillés »), propose un plan public d’un milliard de livres pour la formation de la jeunesse. Cela porterait un coup sérieux aux réductions des dépenses publiques prévues par Margaret Thatcher pour l’année prochaine.
Le dilemme auquel elle doit faire face est réel : d’un côté, elle est parvenue à réduire l’inflation, à rendre la balance des paiements excédentaire, tandis que certains bastions de la classe ouvrière, comme l’industrie automobile, ont subi de réelles défaites, tant sur la question de l’emploi que sur celle des salaires. Mais, par ailleurs, l’aile modérée au sein de son propre parti se voit renforcée dans ses convictions qu’il faut infléchir cette politique, en expliquant que trop de chômage se révèle contre-productif si cela crée du désordre social.
Margaret Thatcher comprend elle aussi parfaitement que la hausse du chômage pourrait signifier de nouvelles flambées de violences et lui coûter les prochaines élections. Pourtant, il semble que, loin d’accepter le plan Prior, elle soit décidée à développer encore plus la répression et à porte. de nouvelles atteintes aux droits démocratiques.
Le Parti travailliste a saisi au Parlement l’occasion de ces émeutes pour dénoncer en Margaret Thatcher le « véritable vandale », du fait de sa politique économique. Michael Foot, le dirigeant du Parti travailliste, a lancé un appel pour qu’on enquête sur les conditions existant dans les grandes villes. Dans le même temps, la politique officielle du Parti travailliste a été de condamner la violence et de défendre la police. La base du parti a pris des positions plus radicales dans une série de zones, en recoupant le débat en cours entre la droite et la gauche travailliste et la compétition entre Tony Benn et Denis Hailey pour le poste de vice-président du parti. Ken Livingstone, du Conseil de Londres, a défendu les habitants d’origine asiatique du quartier de Southall « qui luttent pour leur liberté » contre les fascistes et a demandé leur libération.
Un tract des Jeunesses socialistes du Parti travailliste de Liverpool expliquait : « Nous défendons tous ceux qui ont été arrêtés au cours des derniers événements, et nous demandons leur libération immédiate. » Ce tract a causé une tempête politique au niveau national ; il a été désavoué par le secrétaire du Parti travailliste Ron Hayward. Selon le Financial Times du 10 juillet, Michael Foot serait disposé à soulever le problème du rôle des trotskystes au sein du Parti travailliste qui ont distribué des tracts au cours des émeutes, lors de la prochaine réunion de la Commission nationale exécutive…
Un militant travailliste local, engagé dans le Comité de défense de Brixton, a été présenté à la presse comme l’instigateur des troubles. Les fables de la presse sur les quatre hommes masqués « qui coordonnent les émeutes » ou qui fait état de ces escouades d’émeutiers qui vont de ville en ville, font maintenant le procès de la gauche travailliste et identifie les partisans de Tony Benn aux pillards.
En ce qui les concerne, Michael Foot et la direction travailliste s’en tiennent, dans leurs attaques contre Margaret Thatcher, à la propagande la plus abstraite et ne font pas le moindre geste de solidarité vis-à-vis de la jeunesse noire ou blanche, ils n’élèvent aucune critique contre l’action de la police et ne font pas la moindre campagne contre les législations anti-démocratiques.
Les émeutes sont intervenues après une série de manifestations de masse et d’initiatives soutenues par le Parti travailliste et le Trades Union Congress (TUC) contre le chômage. Des dizaines de milliers de personnes ont pris part aux manifestations régionales, et près de 80 000 personnes ont participé, il y a juste un mois, à la phase finale de la Marche contre le chômage partie de Liverpool en direction de la capitale. Cette semaine, le TUC a publié un document pour la rénovation des quartiers populaires insalubres, en demandant que 500 millions de livres soient investis dans ce projet.
Pour de nombreux partisans de Tony Benn et la gauche révolutionnaire, les émeutes confirment l’analyse qu’ils font sur la polarisation sociale croissante et la volonté de contre-offensive de la jeunesse et des travailleurs. Transformer cette colère en action politique, une fois que cette vague d’émeutes se sera essoufflée, sera plus difficile. Des campagnes spécifiques en direction de la jeunesse noire et blanche, dans le cadre des initiatives générales des campagnes du Parti travailliste et du TUC, sont nécessaires.
Comme par exemple la mise sur pied de commissions d’enquête du Parti travailliste et des syndicats sur les méthodes de la police, l’organisation de centres de chômeurs autogérés, et des campagnes contre le racisme et les groupes fascistes.
Jusqu’à présent, le Parti travailliste et le TUC ont entendu limiter le rôle des jeunes dans leurs campagnes. Enfin, il faut engager, à partir du Parti travailliste et du TUC, une vigoureuse campagne contre les atteintes aux libertés démocratiques et notamment contre l’interdiction des manifestations à Londres.
Alors que les agressions des groupes racistes se poursuivent (une mère pakistanaise est morte carbonisée avec ses deux enfants lors d’un attentat raciste), et que la police a investi massivement les ghettos, l’été risque d’être chaud en Grande-Bretagne. ■
Dave HAYES
14 juillet 1981.