Catégories
presse

Albert Lévy : Une gigantesque rafle « au faciès »

Article d’Albert Lévy paru dans Droit et Liberté, n° 99 (203), 14 décembre 1951, p. 1 et 4

15.000 Algériens arrêtés – Les Noirs… « trop foncés pour aujourd’hui »… – Etat de siège autour du Vel’ d’Hiv

HUIT heures. La fine pluie persistante rend plus noire, semble-t-il, la nuit froide, englue les trottoirs, griffe avec obstination les visages.

Le carrefour de la Motte-Picquet. L’animation du jour, peu à peu, s’est éteinte. Dans la pauvre et inégale clarté des réverbères, des phares, du néon, se précise pourtant une activité inhabituelle. On voit passer sur les trottoirs des patrouilles de policiers casqués, serrés les uns contre les autres, la matraque ballante au côté, les issues du métro sont gardées, et les Nord-Africains, dont chaque rame amène quelques-uns, se heurtent, en arrivant à l’air libre, à la barrière des pèlerines sombres.

– Tes papiers !…

– Qu’est-ce que tu fais là ?…

La politesse est de sortie. Le tutoiement est de rigueur.

Jeunes au regard ardent, vieux aux traits respirant la sagesse et la douceur, tous calmes, tous dignes et fiers, ils sont l’un après l’autre fouillés comme des criminels.

– Pourquoi voulez-vous que j’aie des armes ? Je n’ai rien fait.

– Ça va, on te demande rien. Fous le camp d’ici …

Les uns sont refoulés dans les couloirs du métro, transformés en « réserve » où tout à l’heure on viendra les « cueillir » ; les autres peuvent aller plus loin, car le « travail » est bien divisé.

Le critère du visage

Nous sommes en pleine rafle « au faciès ».

Je n’ai jamais été autant dévisagé que ce soir-là. De même que tous les Parisiens, d’ailleurs. Particulièrement aux abords du Vélodrome d’Hiver, mais aussi dans divers autres quartiers de la capitale, des milliers d’yeux de policiers ont, plusieurs heures durant, scruté la physionomie des passants.

Opération raciste par excellence. Et qui s’est déroulée à une échelle jamais atteinte encore dans le Paris de la Libération, et même dans Paris occupé, au temps où étaient visés, non pas les immigrés d’Afrique du Nord, mais les Juifs.

Etat de siège

Etat de siège, de la Motte-Picquet au Vel d’Hiv’. Les rues transversales sont noires de C.R.S., dont les casques jettent de sombres lueurs. Sous la voute du métro aérien, c’est la chasse à l’homme, au « non-Européen », comme disent les racistes.

Il suffit, ce soir-là, d’avoir le teint basané, les cheveux noirs ou crépus, le profil sémite, pour être coupable. Brandissant leurs torches électriques, des policiers fouillent même les autos. Trois d’entre eux montent sur le marchepied d’un taxi, obligent les occupants à descendre et à payer. Comme ceux-ci ne donnent qu’un faible pourboire, les policiers interpellent le chauffeur :

– Alors, vous ne demandez pas plus ?

– Ça me regarde, dit le chauffeur.

– Est-ce que vous ne seriez pas un des leurs, par hasard ?

Et de lui braquer la lampe sous le nez.

A la station « Dupleix », une femme tente de forcer les barrages. Elle pleure, elle crie :

– Mon mari ! Pourquoi avez-vous pris mon mari ?

– C’est un Nord-Africain ? interroge un agent.

– Oui, et alors ? Il n’a rien fait.

– Nous allions au cinéma ensemble.

– Vous en faites pas, vous le reverrez demain matin, votre mari.

– Laissez-le partir. Vous allez le battre …

– Nous, le battre ? Pensez-vous …

Les policiers rigolent.

Sur le trottoir, ils ont groupé plusieurs centaines de travailleurs algériens, qu’entoure un cercle de gardes-mobiles armés de mousquetons. Justement, un fourgon bleu arrive, où une fournée de « coupables » va être « embarquée ».

Au même endroit …

Dans la nuit, un ordre :

– Ne vous gênez pas ! Entassez-les autant que vous pourrez ! Ils peuvent bien se mettre les ans sur les autres.

Entre une double haie de policiers, les Nord-Africains sont brutalement poussés vers le fourgon. L’un d’eux ne va pas assez vite : il reçoit plusieurs coups de matraques.

Un autre, bousculé, perd son chapeau. Il n’a pas le temps de le ramasser. Déjà, des souliers cloutés l’ont piétiné, poussé dans le ruisseau, déformé, inutilisable.

Le car est bientôt si plein que les agents charges de « l’accompagner » ne peuvent pas y monter. Fera-t-on descendre quelques-uns des occupants ? Non. C’est la matraque levée qu’on fait de la place.

On évoque irrésistiblement la matinée du 16 juillet 1942. En ces mêmes lieux, même déploiement de forces répressives. Un cortège lamentable d’hommes, de femmes, de vieillard, d’enfants. Coupables de quoi ? D’être nés Juifs. Victimes d’arrestations aussi arbitraires, aussi révoltantes que celles d’aujourd’hui.

Mêmes buts aussi. Alors que toute la population est menacée par le fascisme et la guerre, isoler une catégorie, la frapper d’abord, expérimenter sur elle les méthodes de terreur et, du même coup, enlever à tous la moindre envie de résister, endormir la vigilance de ceux qui, épargnés aujourd’hui, se croient en sécurité pour toujours.

Comme en juillet 1942, la population, pourtant, n’est pas dupe.

Défense de voir

Sur le trottoir d’en face, des gens se sont groupés, observant avec indignation, les brutalités commises.

– J’en ai honte, dit une jeune femme. On voudrait se faire arrêter soi-même pour faire voir qu’on est solidaire de ces hommes honnêtes.

– Eh oui, nous sommes solidaires, dit un grand à veste de cuir.

– L’autre jour, j’ai été matraqué aussi, sur les boulevards, parce qu’on manifestait contre Adenauer.

– Qu’ont-ils fait ? demande une voix.

Un Algérien est là, au milieu du groupe. Il explique :

– Il devait y avoir une réunion au Vel’ d’Hiv’, pour recevoir les délégués musulmans à l’O.N.U. Elle a été interdite. Alors, ce soir, on arrête tous les …

Il n’a pas fini de parler que deux policiers, qui viennent de l’apercevoir, fondent sur lui, le fouillent, l’empoignent, l’entraînent sans explication.

– C’est honteux, dit un homme à vaste pardessus gris. D’autant plus qu’il s’agissait de délégations à l’O.N.U. Quelle figure fait la France devant les nations réunies à Paris !

– Drôle de liberté : constate une femme. Quand on est Algérien, on n’a pas le droit de faire un meeting …

– Circulez !…

Ils sont maintenant une dizaine de policiers à bousculer, dans l’obscurité humide, les spectateurs de ce sinistre tableau. Décidément, la scène est trop brutale ; ordre a été donné de faire évacuer. Cela ne doit pas être vu.

– Allons, circulez ! …

– Je suis journaliste. Je fais mon métier.

– Je m’en fous. Allez le faire ailleurs …

Et un grand coup de pied dans les reins, au journaliste trop consciencieux.

« Trop foncé »

Jusque vers la Seine, du côté des quais déserts, les violences se poursuivent, à la fois contre les Nord-Africains et contre quiconque tente d’approcher des groupes encerclés par les gardes-mobiles.

Soudain, près de moi, deux policiers avisent un Noir, s’approchent pour le saisir. Mais l’ayant mieux regardé :

– Toi, tu es trop foncé pour aujourd’hui. Allez, ouste, fous le camp.

Et ils se précipitent sur les groupes de Parisiens qui se reforment partout, aussitôt après avoir été disloqués.

Les Algériens, eux aussi, ont, un moral solide. Sous la voute, on entend se répercuter leurs chants patriotiques, leurs mots d’ordre. Ce ne sont pas des victimes, mais des combattants, de fiers combattants invaincus. Dans les fourgons qui les emportent, ils chantent encore et, entre les barreaux, saluent les passants qui leur manifestent la sympathie du peuple de France.

De la Seine au carrefour de la Motte-Picquet, les fourgons sinistres se succèdent par dizaines, en sombres théories. Ils stationnent quelques minutes le long du métro aérien, le temps de prendre un nouveau chargement. Cela continuera jusqu’après 10 heures.

Et dans le 13e et le 15e, dans le 19e et le 20e, devant l’Assemblée Nationale, de semblables opérations racistes se poursuivront toute la soirée. 15.000 Algériens seront ainsi arbitrairement arrêtés.

… La pluie continue de tomber, fine, obstinée, pénétrante. Dans le tonnerre intermittent du métro aérien, de la Seine au carrefour de la Motte-Picquet, l’injustice, dans l’ombre, poursuit son œuvre. Des milliers d’hommes, transis et triomphants, sont poussés en groupes, au mépris de la dignité humaine, tels un bétail, dans les fourgons inhospitaliers.

Ils seront déversés un peu partout. Les commissariats s’avèrent trop exigus, des hôpitaux, des cours de casernes et d’écoles, le parc Monceau, seront transformés en lieux de concentration. Toute la nuit durant, l’éternelle pluie imbibera, transpercera leurs pauvres vêtements de travailleurs misérables ou de chômeurs.

En ce samedi 8 décembre, sept ans après la Libération, six ans après l’effondrement militaire du fascisme hitlérien – dix ans aussi après la première fusillade du Mont-Valérien, la couleur de la peau et la forme du visage ont pu servir de critère pour une gigantesque rafle.

Tous les Français, conscients du danger que représentent de telles méthodes, ont le devoir de s’opposer à leur retour.

Albert LEVY.


Le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix a pris connaissance avec indignation des rafles « au faciès » qui ont eu lieu à Paris le 8 décembre et qui ont abouti à l’arrestation de 15.000 Algériens.

Ces méthodes, qui évoquent les rafles opérées, sous l’occupation nazie, par la police aux Questions Juives, sont indignes du pays de la Déclaration des Droits de l’Homme. Il est, en effet, inadmissible que le teint de la peau, la forme du visage, la couleur des cheveux puissent servir de critères à des arrestations.

Le M.R.A.P. tient à souligner que l’arbitraire qui vise en particulier une catégorie de la population, constitue, l’expérience l’a prouvé, une menace pour l’ensemble des Français. Il appelle tous les républicains soucieux de l’avenir à s’opposer dans l’union à toute manifestation de racisme.

Paris, le 10 décembre 1951.