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Le P.C.F. et le mythe du « socialisme » benbelliste

Article paru dans Le Prolétaire, n° 28, janvier 1966


Dans une résolution adoptée après le coup d’Etat de Boumedienne, le C.C. du P.C.F. déclarait : « Le comité central, en se gardant de toute ingérence dans les affaires intérieures de l’ Algérie, constate que la Constitution a été violée et qu’un coup sérieux a été porté à la cause algérienne, ainsi qu’au mouvement de Libération nationale des peuples ». Ne nous étonnons pas de ce « respect » du P.C.F. pour une Constitution typiquement bourgeoise, ni de ses protestations de « non-ingérence ». Cela répond parfaitement au légalitarisme qu’il affiche depuis des dizaines d’années. Ne nous étonnons pas davantage qu’il déplore la chute d’un pouvoir qui, en novembre 1962, décrétait la dissolution du « Parti communiste d’Algérie », c’est-à-dire d’un parti-frère : Moscou n’avait-elle pas accueilli le « socialiste » Ben Bella comme un « ami », un « camarade » et comme » « le plus grand révolutionnaire d’Afrique » ? On n’est pas plus royaliste que le roi… Mais voyons quelle est donc cette « cause algérienne » que le P.C.F. juge si gravement compromise. Pour nous qui avons déjà vu Ben Bella l’invoquer contre les dockers algérois en grève, les choses sont claires : ça n’était plus la cause d’un mouvement révolutionnaire, mais une raison d’Etat, un principe d’ordre bourgeois, et dès lors, un Boumedienne est à priori tout aussi indiqué qu’un Ben Bella pour la défendre et l’illustrer. Mais le P.C.F., lui, ne croit pas aux faits : il croit aux mots ; pour lui, le « programme » du benbellisme est, et reste celui de la Charte d’Alger, approuvé en avril 1964 au 1er Congrès du F.L.N. : « ne pas laisser compromettre la victoire historique sur l’impérialisme et mettre en cause l’option socialiste » « assurer dans la liberté le développement de l’Algérie nouvelle, démocratique et progressiste ». C’est sa phrase socialiste, qui attache le P.C.F. au souvenir du benbellisme. Ce que valait cette phrase, nous allons le voir.


La principale caractéristique du « socialisme » benbelliste a été d’emprunter au marxisme sa critique de l’émancipation purement politique. Est-ce à dire qu’il a revendiqué l’émancipation économique du prolétariat algérien, en d’autres termes qu’il a dénoncé l’esclavage salarié ? Au grand jamais, et cela « était tout à fait hors de la portée d’un socialisme national. Pour ce « socialisme-là », tout se limitait à laisser entendre au prolétariat algérien que la conquête de l’indépendance économique de l’Algérie était la condition à la fois réalisable et suffisante de son émancipation de classe. Or, sous la domination de l’impérialisme, et, pour mieux dire, dans le cadre de l’économie capitaliste mondiale fondée sur l’échange, les petits pays (même plus développés que l’Algérie) ne sont pas économiquement indépendants, mais économiquement assujettis. La revendication vraiment socialiste n’est donc pas une illusoire « indépendance économique nationale », mais la réorganisation mondiale de l’économie selon des principes nouveaux, des principes de véritable coopération dans l’exacte mesure où ils ne sont plus mercantiles et « d’échanges ». Par ailleurs, aussi bien dans les pays sous-développés et récemment émancipés politiquement que partout ailleurs, le programme de l’indépendance et de la croissance économiques nationales suppose et exige l’asservissement des prolétaires à l’esclavage salarié : en Algérie, la totale inféodation des syndicats F.L.N. à l’Etat et l’attitude du pouvoir benbelliste lui-même à l’égard des premières grèves ouvrières suffisent à confirmer cette vérité fondamentale.

Si le pouvoir benbelliste n’a donc jamais représenté l’ombre d’une concession au socialisme prolétarien, s’il nia toujours les intérêts spécifiques du prolétariat en les identifiant à ceux de « la nation tout entière », si donc il subordonna le sort de celui-ci au sort de a bourgeoisie nationale dans la dure concurrence mondiale, il adopta une attitude quelque peu différente à l’égard de la paysannerie. Pour la paysannerie, l’émancipation politique ne devait pas rester purement  politique : la destruction totale du régime colonial devait liquider la misère des campagnes, permettre enfin la réforme agraire qui devait être une véritable révolution, et satisfaire la faim de terres de toute la population rurale d’Algérie. Toute la prétendue « option socialiste » du gouvernement de Ben Bella est dans cette démagogie-là. Peu importe au P.C.F. dégénéré qu’il puisse exister aucune autre espèce de socialisme que le socialisme prolétarien (surtout en plein XXe siècle !) Peu importe que même le plus équitable partage des terres n’ait en soi rien de socialiste, comme Lénine lui-même le reconnaissait pour la Russie de 1917 ! Peu lui importe qu’un tel partage ne puisse être revendiqué par le socialisme prolétarien qu’à la condition politique d’assurer l’appui de la paysannerie à une dictature du prolétariat ou à la lutte du prolétariat pour sa propre dictature (question qui ne se posait même pas en Algérie) et à la condition économique de ne pas entraîner une régression massive du mode de production dans l’agriculture (question qui se posait au contraire de façon cruciale en Algérie !) Peu lui importe enfin que la façon socialiste de résoudre le problème agraire là où il se pose consiste non pas à faire de tous les paysans des bourgeois de la terre (à supposer même que cela soit possible !), mais au contraire à abolir à échéance historique, tous les rapports bourgeois de production ! Ces remarques suffiraient déjà à ruiner l’interprétation officielle du P.C.F. qui veut présenter Ben Bella un martyr du « socialisme ») et qui explique sa chute par les efforts qu’il aurait faits afin de donner un prolongement révolutionnaire à la réforme agraire. Mais il y a plus : fausse en théorie, cette interprétation est en contradiction avec les faits eux-mêmes. A trois ans de l’indépendance, non seulement, la réforme agraire restait toujours en suspens, mais c’est justement par ses hésitations et ses reculades devant les grands propriétaires musulmans que Ben Bella (qui, dès le lendemain de l’indépendance, muselait toute initiative révolutionnaire des masses paysannes en les contraignant à s’embrigader dans l’armée « régulière » du colonel Boumedienne) a préparé sa propre perte.


A son arrivée au pouvoir, Ben Bella avait pourtant su se rendre
« populaire » par deux mesures qui devaient constituer une « première tranche » de la réforme agraire.

Un décret du 23 octobre 1962 annula tout achat, vente ou location des biens abandonnés par les colons et dont s’étaient souvent emparés la bourgeoisie indigène ou même les anciens commis des propriétaires européens. D’autre part, les décrets de mars et d’octobre 1963 déclarèrent ces biens vacants propriété de l’Etat et en organisèrent l’autogestion. C’était une entorse aux accords d’Evian qui prévoyaient soit la restitution de ces terres aux Européens, soit une indemnisation. Tous nos démocrates applaudirent à cette victoire du « socialisme » et de « l’anti-impérialisme » algérien.

Mais qui fut réellement concerné par ces mesures ? Un nombre limité de paysans travaillant sur les 2.700.000 ha des colons et quelques 300.000 ha de terres ayant appartenu a des « traîtres » et des « spéculateurs ». A côté de ces privilégiés de l’autogestion, il existe « peut-être un million de familles dépourvues de moyens d’existence, de terre et de travail » (Economie et Politique, janv. 1964). Au congrès du secteur agricole autogéré (octobre 1963), Ben Bella déclarait : « 8 millions de paysans doivent subsister sur 4 millions d’hectares de terres pauvres et arides : voilà une situation à laquelle la science agronomique ne peut à elle seule trouver une solution ». Toute la science politique du « socialisme » benbelliste ne l’a pas davantage trouvée ! D’après le recensement de 1950-1951, outre les 20 à 22.000 colons occupant 2.700.000 ha. 630.000 exploitants musulmans se partageaient 7.350.000 ha répartis comme suit :

Moins de 1 hectare : 105.000 exploitations sur 37.000 hectares.

1 à 10 hectares : 332.400 exploitations sur 1.340.000 hectares.

10 à 50 hectares : 167.200 exploitations sur 3.190.000 hectares.

50 à 100 hectares : 1.6.600 exploitations sur 1.100.000 hectares.

Plus de 100 hectares : 8.500 exploitations sur 1.700.000 hectares.

On voit donc que 25.000 propriétaires fonciers de plus de 50 ha occupent 2.800.000 hectares de terres. Ce sont eux que la « deuxième tranche » de la réforme devait toucher. Tant qu’il ne s’agissait que de nationaliser les biens vacants des colons, la bourgeoisie algérienne a laissé faire Ben Bella. D’autant que l’autogestion détournait les paysans de l’idée d’un partage qui aurait pu s’étendre par la suite aux grandes propriétés musulmanes. Mais lorsqu’il fut question de nationaliser également les terres des « 25.000 familles », les contours de classe de la révolution algérienne se sont nettement dessinés. Et les phrases « socialistes » recouvraient mal les reculades de Ben Bella devant la préparation d’une « loi agraire ». On en jugera par ses discours :

Octobre 1963 : « Après la prise en charge des biens vacants, après la
confiscation des terres ayant appartenu aux traîtres et aux spéculateurs, après la nationalisation de toutes les propriétés des anciens colons, il reste à la réforme agraire une autre étape à franchir : limiter la propriété privée à un niveau tel que toute constitution d’une classe privilégiée soit impossible » (congrès du secteur agricole autogéré).

Juin 1964 : « Cette réforme agraire doit devenir une révolution
agraire pour satisfaire les exigences des faits, pour satisfaire les 80
pour cent de fellahs qui n’ont rien, pour satisfaire les aspirations essentielles de nos paysans qui ont été l’instrument essentiel de la libération du pays. Cette loi agraire sera appliquée dès la fin de l’été… » (L’Algérie dans le monde, juin-juillet 1964).

Novembre 1964 : « Il nous reste maintenant à établir une loi sur la réforme agraire. Les textes de cette loi sont en voie de préparation et seront étudiés par l’Assemblée Nationale. Nous espérons qu’elle entrera en vigueur dès le début de l’année prochaine » (Discours lors du deuxième anniversaire de l’indépendance).

Trois jours avant le coup d’Etat de Boumedienne, une résolution du C.C. du FLN réclamait à nouveau l’application de la « loi de juin 1964 », loi qui n’était qu’un vœu formulé alors par le C.C. du parti pour que soit préparé et présenté devant l’Assemblée nationale un projet de réforme toujours renvoyé à plus tard. Enfin, le 9 juillet 1965, dans une interview à Révolution africaine, le ministre algérien de l’Agriculture concluait : « Nous avons récupéré trois millions d’hectares (les terres des colons – NdR), le plus gros a été fait. Le secteur socialiste (!?!) constitue 40 pour cent des terres cultivables et les meilleures… Je ne pense pas qu’il faille appauvrir tous les Algériens pour assurer le socialisme ». Langage on ne peut plus caractéristique ! ce qui intéresse la bourgeoisie algérienne, ce ne sont pas les millions de paysans sans terre. Ils iront chercher, s’ils le peuvent, du travail dans les villes ou à l’étranger ! Le secteur autogéré, l’ancienne agriculture coloniale, ne représente-t-il pas 75 pour cent du produit agricole brut et plus de 60 p. cent du total des exportations de l’Algérie ? Cela est bien assez pour la « prospérité » de l’Algérie bourgeoise. Davantage de « socialisme », et ce serait la « misère » des 25.000 familles ! Lorsque Ben Bella parla d’étendre l’autogestion aux grandes propriétés musulmanes, on lui répondit, paraît-il, « tu veux donc faire de la Mitidja d’autres Aurès ? »

Les paysans expropriés et misérables qui avaient combattu dans la guerre d’indépendance, sous le drapeau du F.L.N., avaient vécu (et étaient morts !) dans l’illusion commune à toutes les révolutions démocratiques-bourgeoises, à savoir que leur émancipation politique serait aussi leur émancipation de toute misère et de tout esclavage, d’autant plus que tout bourgeois qu’il était, le F.L.N. promettait une révolution sociale que sa nature de classe, sans compter ses limites étroitement nationales, lui interdisaient pourtant de diriger. C’est pourquoi, tandis que l’Etat se renforçait, les projets de réforme agraire ne pouvaient, eux, aller qu’en se rabougrissant comme une peau de chagrin dans les dossiers gouvernementaux.

En mars 1964, le « frère » Raptis prévoyait encore « l’extension de la réforme agraire sur la totalité des terres excédant un certain plafond : probablement 10 hectares de terres irriguées, 50 hectares de terres sèches. » (L’Algérie dans le monde, mars 1964). Quelques mois plus tard, dans la même publication, Y. Abdenour repoussait ce « plafond » de tout un étage : « 8.500 propriétaires de plus de 100 hectares chacun seront probablement touchés par cette réforme agraire, car ils totalisent près de 1.800.000 hectares. La résolution du C.C. (8-11 juin 1964) prévoit une indemnisation des terres nationalisées sous forme de bons du Trésor non mobilisables et non négociables ». (L’Algérie dans le monde, novembre-décembre 1964). De toute manière, dès octobre 1963. Ben Bella avait dit devant un Congrès paysan que la solution du problème agraire devait être recherchée non à la campagne, dans la satisfaction des aspirations révolutionnaires des fellahs, mais… à la ville, dans le succès d’une industrialisation à outrance :

« La réussite de notre politique agraire est liée à la réussite de notre industrialisation : c’est le développement des industries qui fera disparaître le chômage et donnera du travail aux fils de nos fellahs » (Discours au Congrès du secteur agricole autogéré). La cause était entendue. Ben Bella détournait le fer de lance de la révolution agraire vers un objectif plus lointain et encore inaccessible à la masse des paysans algériens. Et c’est cela qu’on leur a servi en guise de « socialisme ! »


Que le P.C.F. ne vienne donc pas nous présenter Ben Bella comme un martyr de la « révolution agraire » afin de mieux accréditer la thèse contre révolutionnaire d’un « socialisme » non prolétarien et non internationaliste ! Qu’il ne tente pas d’imputer à un Boumedienne les misérables résultats sociaux de l’émancipation purement politique et bourgeoise des pays naguère soumis encore à la domination d’une métropole capitaliste ! Dans une déclaration qu’il faisait au  Monde le 7 octobre 1964, l’ « opposant » Rabah Bitat, visant il est vrai le « benbellisme », faisait un tableau éloquent de cette misère de la révolution anti-impérialiste bourgeoise : « La politique actuelle, disait- il, (mais nous affirmons, nous, que ce n’est pas une question de personne et que la venue d’un Boumedienne au pouvoir ne changera rien à cet aspect des choses») quelles que soient les intentions affirmées du chef de l’Etat, est une politique catastrophique sur le plan économique, de dépendance croissante à l’égard de l’étranger et de méfiance envers le peuple. Dans l’Algérie d’aujourd’hui, un Algérien sur deux est chômeur total, la production s’est effondrée. Les paysans du bled en Kabylie, dans l’Ouarsenis, dans le Constantinois, les Aurès et ailleurs sont privés d’aide, les ouvriers des villes subissent la pression du chômage, les petits commerçants et les artisans sont l’objet de vexations démagogiques. Même les efforts des paysans du secteur autogéré sont paralysés par la désorganisation des circuits de commercialisation… Le régime en est réduit à faire de plus en plus appel à l’étranger : à la France pour ses dépenses de fonctionnement ; aux Etats-Unis, pour les distributions gratuites de vivres aux chômeurs : à l’U.R.S.S. pour l’armement. Cette dépendance à l’égard de tout le monde n’est pas l’indépendance nationale ».

Saignés par la guerre et déçus par la « révolution », les ouvriers et les paysans d’Algérie ont pu mesurer l’abîme qui existait entre les phrases « socialistes » du F.L.N. et du gouvernement benbelliste et la réalité sociale. Le « royaume terrestre », dont Ben Bella prêchait la conquête ressemblait si peu à l’idée que s’en étaient formé les opprimés qu’ils n’ont pas fait un geste pour le défendre. Que nos « communistes » nationaux le veuillent ou non, il n’y eut pas entre Ben Bella et Boumedienne l’affrontement généralisé de la « révolution » et de la « contre-révolution ». La raison en est simple : en se prononçant contre la phrase « socialiste » et pour l’ordre bourgeois, Boumedienne n’a pas obéi aux injonctions d’une quelconque camarilla militaire agissant pour son propre compte, mais révélé la loi profonde de la révolution anti-impérialiste quand elle est dirigée par des forces bourgeoises. Déjà sous Ben Bella, les dernières aspirations révolutionnaires avaient été suffisamment étranglées, l’appareil d’Etat suffisamment assis, l’ordre bourgeois suffisamment restauré après les troubles de la guerre d’indépendance pour rendre non seulement inutile, mais encombrante la phrase « socialiste » si nécessaire dans la période antérieure. Mais en tuant ladite phrase, le coup d’Etat de Boumedienne n’a pas « tué » le benbellisme : il continue son œuvre !

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