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La révolte des noirs de Californie : Question raciale ? Question sociale !

Article paru dans Le Prolétaire, n° 25, octobre 1965, p. 1-2


Le conformisme international aura vite enseveli les faits « regrettables » de Californie sous une épaisse couche de silence. Les bourgeois éclairés chercheront encore longtemps les causes « mystérieuses » qui ont enrayé là-bas le fonctionnement « pacifique et régulier » du mécanisme démocratique. Et les observateurs des deux bords de l’Atlantique se consoleront en pensant qu’après tout les manifestations de violence collective des hommes de « couleur » ne sont pas en Amérique une nouveauté, et que celles de 1943 à Détroit sont restées sans lendemain, quoique beaucoup plus graves.

Pourtant, cette récente flambée de colère a revêtu un caractère non pas vaguement populaire, mais prolétarien, et tous ceux qui l’ont observée avec un sentiment d’espoir et de passion y ont vu quelque chose de profondément nouveau qui nous fait dire : la révolte noire a été écrasée, vive la révolte noire !

Ce que cette explosion de fureur collective et « barbare » a eu de nouveau, non dans l’histoire de la lutte de classe en général, mais dans celle du mouvement d’émancipation des salariés et sous-salariés américains de couleur, c’est qu’elle a coïncidé avec la promulgation solennelle de leurs droits politiques et civils par le président des Etats-Unis. Pour la énième fois, on s’était efforcé de séduire l’esclave martyrisé par des concessions apparentes et peu coûteuses, et voilà que sans hésiter, d’instinct, cet esclave refusait de se laisser bander les yeux et de courber de nouveau l’échine !

Ce ne sont ni leurs leaders, plus gandhistes que Gandhi lui-même, ni le pseudo-communisme soviétique, ennemi de la violence, qui ont instruit les Noirs de Californie, mais tout simplement la vie sociale. Formés par ses dures leçons, ils ont crié au monde, sans le savoir et sans même avoir besoin pour cela des mots, uniquement par leur action, que l’égalité civile et politique n’est rien si l’inégalité économique demeure, qu’aucune loi, aucun, décret, aucune prédication ou exhortation ne peuvent venir à bout de cette inégalité-là, qu’on n’en sort que par la destruction violente des bases de la société de classes.

Cela a suffi à déchirer le voile des fictions juridiques et de l’hypocrisie démocratique, et cette lacération brutale qui déconcertait les bourgeois ne pouvait pas ne pas nous remplir d’enthousiasme, nous marxistes. C’est elle qui doit faire réfléchir les prolétaires assoupis des grandes métropoles blanches, berceaux historiques du capitalisme.

Lorsqu’engagée déjà dans la voie du développement capitaliste, l’Amérique du Nord entreprit sa croisade contre le régime esclavagiste en vigueur dans le Sud, ce ne fut pas pour des raisons humanitaires ou par respect des éternels principes de 1789, mais parce qu’il lui fallait briser les liens d’une économie patriarcale pour que le Capital puisse s’emparer des forces de travail qu’elle emprisonnait. Le Nord n’avait pas attendu la guerre de Sécession pour encourager les esclaves des plantations du Sud à la fuite : cette main-d’œuvre à vil prix qui permettait d’abaisser les salaires des Blancs ou du moins les empêchait d’augmenter était trop tentante. Pendant et après la guerre même, le processus s’accélérera en se généralisant.

Le marxisme salua la guerre de Sécession comme un bond historiquement nécessaire pour sortir d’une économie arriérée, mais il n’ignorait pas qu’une fois « libérée » des esclavagistes du Sud, la main-d’œuvre noire subirait dans le Nord une exploitation à certains égards plus féroce encore, et dont le mécanisme était déjà, tout prêt à l’engloutir. Comme le disait Marx dans le Capital, le « bon nègre » devait être « libre » de porter sa peau sur le marché du travail pour la faire tanner, sa « libération » des chaînes de l’esclavage supposant la disparition du bouclier protecteur que lui offrait la vieille société sudiste fondée sur des rapports personnels et humains, et sa « liberté » nouvelle n’étant que la solitude, le dénuement et l’impuissance du prolétaire dans la société impersonnelle et inhumaine du Capital.

Moins payé que le Blanc, sans formation professionnelle, isolé dans de nouveaux ghettos en tant que chômeur et donc menace potentielle contre le régime de la propriété privée, l’esclave qui avait cherché refuge dans le Nord s’aperçut vite qu’il n’avait pas échappé à son infériorité d’antan. Car à quoi tendait donc la discrimination raciale, la ségrégation à laquelle il était soumis, sinon à le convaincre qu’il n’était pas un être humain, mais une bête de somme, et à le contraindre de se vendre au premier venu sans discuter sur le prix ?

Et voilà qu’un siècle après cette belle « émancipation », on lui accorde la « pleine jouissance » des droits civils alors que son revenu moyen reste terriblement inférieur à celui de ses concitoyens blancs, que son salaire ne dépasse pas la moitié (et celui de sa femme, le tiers !) du leur, que la spéculation sur les loyers l’enferme dans d’effroyables quartiers où fleurissent la misère, les vices et les maladies de toutes sortes et que les coutumes, les préjugés, les règlements de police l’emprisonnent derrière autant de murailles invisibles. Alors que le chômage fait ses plus grands ravages précisément parmi ses frères de race, les manœuvres et les sous-prolétaires noirs astreints aux besognes les plus pénibles (un chômage qu’on baptise « technologique » pour faire croire qu’il est la rançon fatale du progrès et non le crime de la société bourgeoise) on lui vante ses droits politiques.

Égal au Blanc, le Noir l’est uniquement sur les champs de bataille et devant la mort ; mais face au policier, au juge, au fisc, au patron, au bonze syndical, au propriétaire de taudis, leur inégalité éclate.

C’est en Californie, où le salarié noir gagne plus qu’à l’Est, que la révolte a éclaté ? C’est vrai, mais n’est-ce pas précisément dans ces régions de boom capitaliste et de prétendu « bien-être » que la disparité de situations entre gens de couleurs différentes est la plus grande ? N’est-ce pas là que le luxe, le gaspillage, la « dolce vita » de la classe dominante – de race blanche, comme par hasard – sont le plus insolents et la prison du ghetto la plus étouffante ?

Ainsi qu’est-ce qui a provoqué la juste et virile colère des Noirs, sinon l’hypocrisie consistant à proclamer sur le papier une égalité que tous les faits réels nient ? En quoi une telle colère est-elle différente de celle que nourrissent de leur côté tous les prolétaires blancs que le développement capitaliste a arraché aux campagnes, précipitamment entassés dans de nouveaux centres industriels et parqués dans tous les bidonvilles de la très chrétienne société bourgeoise, et qui, eux aussi, sont « libres »… de vendre leur force de travail pour ne pas mourir de faim ? Elle a éclaté comme finira toujours par éclater la sainte colère des classes qu’on exploite et bafoue.

« Révolte préméditée contre les lois, les droits d’autrui et l’ordre social » s’est écrié Mc Intyre, cardinal de Notre Sainte Mère l’Eglise. Quelles raisons les esclaves modernes auraient-ils bien de respecter une loi qui les écrase, eux qui n’ont jamais eu l’occasion de s’apercevoir qu’ils possédaient des droits, et encore moins de vérifier que la société obéissait au principe de « Liberté, Egalité, Fraternité » et non pas à celui du désordre !

« Les droits ne se conquièrent pas par la violence » s’est écrié Johnson. Mensonge! Les Noirs savent bien qu’il a fallu une longue guerre aux Américains blancs pour conquérir les droits que la métropole anglaise refusait de leur accorder. Ils savent qu’il a fallu une guerre plus longue encore aux Blancs et aux Noirs, momentanément unis, pour abolir l’esclavage. Ils savent, parce que la rhétorique chauvine le leur répète journellement, que les pionniers n’ont pu conquérir de terres et de « droits » nouveaux qu’en exterminant les Peaux-Rouges qui s’opposaient à leur marche vers le Far-West ; ils connaissent la brutalité qui se mit à y régner dès qu’il fut livré à la civilisation de la Bible et de l’Alcool. Qu’était-ce que tout cela sinon de la violence ? Les Noirs ont obscurément compris que, ni dans l’histoire de l’Amérique, ni dans aucune autre, il n’est de nœud que la force ne soit capable de trancher ; qu’il n’existe nulle part de droits qui n’aient été conquis dans des conflits parfois sanglants, toujours violents, entre les forces du passé et celles de l’avenir. Que leur ont apporté à eux les cent ans où ils ont pacifiquement attendu les concessions de la magnanimité blanche ? Rien. Le peu qu’ils ont, c’est la peur qui l’a arraché à des maîtres durs, mais inquiets de leurs explosions de colère occasionnelles. Et comment le gouverneur Brown a-t-il défendu les « droits » que les Blancs sentaient menacés par l’ultime révolte, si ce n’est par la violence très démocratique des matraques, des chars d’assaut et de l’état de siège ?

Partout, quelle que soit la couleur de leur peau, les classes opprimées ont déjà fait la même expérience, et le Noir qui a crié à Los Angeles « notre guerre est ici, non au Vietnam » a exprimé la même idée que les Communards de Paris ou de Pétrograd, lorsqu’ils « escaladèrent le ciel », balayant les mythes bourgeois de l’ordre, de l’intérêt national et de la guerre civilisatrice et annonçant enfin une civilisation humaine.


Que les bourgeois ne se consolent pas trop vite en disant : « Tout ceci ne nous touche pas chez nous, il n’y a pas de question raciale ». La question raciale est une question sociale. C’est la société dans laquelle nous sommes condamnés à vivre qui engendre tous ces maux et c’est seulement sa destruction qui les fera disparaître. Voilà la leçon que les prolétaires drogués par l’opium démocratique et réformiste et endormis dans une illusion de bien-être doivent retirer de la « révolte » de Californie, qui n’a rien de lointain ni d’exotique puisqu’elle couve également chez nous et qui, prématurée et battue, annonce pourtant les victoires futures.

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