Article paru dans Le Prolétaire, n° 18, février 1965, p. 1-2
La dialectique marxiste étant aujourd’hui, la chose du monde la moins bien partagée, nous fûmes peu nombreux à l’appliquer au vaste mouvement anti-colonialiste qui a déferlé sur l’Asie et l’Afrique, et quasiment les seuls à prévoir, avant même que l’indépendance algérienne devienne une réalité, qu’elle n’apporterait pas au Maghreb l’harmonie sociale dont rêvent les philistins de tous les pays, mais la lutte de classe moderne, celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie capitaliste.
C’est là en effet le principal résultat social de l’indépendance nationale lorsqu’elle a pour effet de briser les obstacles qui s’opposaient primitivement au développement des formes capitalistes de production. Aujourd’hui comme hier, dans l’Algérie de 1962 comme dans la Russie de 1917, la destruction du monopole impérialiste ou (du monopole féodal libère les forces productives, fait surgir la classe révolutionnaire moderne, dresse l’une contre l’autre — fussent-elles encore à l’état embryonnaire — la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Dès le moment où se constituait en Algérie un Etat national qui tranchait plus ou moins radicalement les liens de la sujétion colonialiste, les mêmes causes ne pouvaient pas ne pas avoir les mêmes effets. La première crise politique, celle qui divisait les chefs militaires de l’insurrection et aboutissait à la création durable ou éphémère de maquis dissidents, n’exprimait encore que le mécontentement de la paysannerie. Avec les grèves récentes d’Alger, c’est le prolétariat qui fait son apparition sur la scène politique.
Les grèves d’Alger et de Laghouat, sans parler des mouvements de moindre importance qui ont affecté toute la production algérienne durant le mois de décembre dernier, furent déclenchées sur la base de revendications immédiates de caractère indiscutablement prolétarien : paiement d’arriérés de salaires dans le premier cas, protestation contre les licenciements dans le second. Bien que de courte durée, ces grèves — la première surtout — eurent une portée perturbatrice considérable, bloquant le trafic commercial de toute une région. On mesure à la lueur de pareils événements, toute la différence qui existe entre les diverses luttes sociales, selon qu’elles affectent la paysannerie ou le prolétariat. Ben Bella peut bien laisser pourrir les maquis rebelles, il ne saurait tolérer que les dockers d’Alger se croisent les bras, même pour 24 heures.
Si aucun des pseudo-marxistes convertis aux « voies nationales » d’un « socialisme démocratique » n’avait prévu les explosions sociales qui devaient fatalement succéder à l’indépendance algérienne, il est probable que la faction politique qui incarne les intérêts présents et à venir de la bourgeoisie de ce pays en avait été avertie par son intuition de classe. Comme toutes les bourgeoisies des pays ex-colonises, la bourgeoisie algérienne sut habilement dissimuler sous une étiquette « socialiste » son programme de développement capitaliste de l’économie du nouvel Etat indépendant. Comme tous ses émules du « tiers-monde », mettant à profit l’expérience acquise par la bourgeoisie mondiale au cours de 40 années de fascisme ouvert ou larvé, elle s’empressa de mettre la main sur l’organisme essentiel de la revendication immédiate des ouvriers, sur le syndicat. En janvier 1963, le personnel dirigeant de l’U.G.T.A. fut complètement renouvelé ; les militants qui avaient combattu dans la clandestinité furent remplacés par des fonctionnaires politiques intégralement acquis au gouvernement de Ben Bella. En Algérie comme ailleurs, l’asservissement des syndicats à l’Etat est la principale arme du capitalisme pour détourner, neutraliser, dévoyer la lutte ouvrière.
Toutes ces choses que, pour notre compte, nous avions prévues et affirmées bien avant 1962, la récente grève d’Alger nous les confirme et nous les précise. Dès le lendemain de cette grève, selon « Le Monde » du 13/1/65, un des principaux dirigeants nationaux de l’U.G.T.A. déclarait ouvertement en « condamnant sans équivoque « ces grèves spontanées » que « les travailleurs devraient avant d’agir être conscients des conséquences que peut entraîner une grève irréfléchie ». On croirait entendre feu Thorez au lendemain de la Libération ! Sur les raisons de cette hostilité, « Le Monde » nous éclaire tout de suite : « La Prime qui a été accordée (aux dockers d’Alger, N d R), en effet, est loin de correspondre à l’augmentation de salaires et aux indemnités qu’ils réclamaient. Il semble que les autorités aient considéré que l’accroissement du coût de la manutention aurait pesé par trop lourdement sur les prix, au moment où, précisément, elles lançaient une « campagne de stabilisation » (souligné par nous. N.D.R.). On ne saurait exprimer plus clairement la contradiction sociale insurmontable que dissimule le « socialisme » de Ben Bella : les prolétaires algériens ne se contentent pas de voir flotter leur nouveau drapeau national, ils comptent fermement sur des améliorations substantielles de leur niveau de vie. Mais l’économie capitaliste algérienne continue à travailler pour le marché mondial ; le déficit de sa balance commerciale exige que ses prix de revient soient « compétitifs », ce qui ne peut se faire que par un blocage des salaires et un « plan de stabilisation » comme ceux que connaissent si bien les prolétaires des pays capitalistes plus développés ; s’il fallait encore un démenti à la formule scélérate du « socialisme en un seul pays », le « socialisme » algérien serait là pour l’apporter.
La contradiction fondamentale qui, en tous temps et en tous lieux, oppose les intérêts immédiats du prolétariat à ceux de la production pour le marché, ne peut pas encore, dans le cas algérien, s’exprimer sous son vrai jour de classe : il y manque au moins une condition, l’existence d’un véritable parti du prolétariat. Il est donc facile au « Monde » d’affirmer qu’il existe en Algérie un « malaise syndical » plutôt qu’une « crise de confiance » à l’égard du pouvoir politique. Il s’agit, explique en substance le journal bourgeois, d’une divergence entre les syndicats et l’Etat ; les premiers revendiquant l’extension du secteur nationalisé et « autogéré », le second tendant de plus en plus la restreindre.
Orientée autrefois vers la lutte d’indépendance, la grève, après 1962, « devint une arme destinée à étendre le secteur socialiste », c’est-à-dire à réclamer « la nationalisation de l’entreprise ». Cette extension de la nationalisation, l’Etat algérien la redoute-t-il parce qu’il y voit une menace subversive ? Pas du tout. Si le gouvernement de Ben Bella répugne à exproprier les entreprises privées, c’est avant tout pour des raisons d’équilibre économique, d’efficacité productive et de rendement. En effet, à cette revendication, explique « Le Monde », il a été donné souvent une satisfaction « hâtive » et « malheureuse » ; les entreprises nationalisées étaient fréquemment « marginales, alourdies de dettes et de rentabilité douteuse ». Il est certain qu’un gouvernement résolument engagé sur la voie de la destruction révolutionnaire du capitalisme pourrait faire fi de considérations de ce genre. Mais Ben Bella n’est pas Lénine et son gouvernement n’a rien à voir avec celui des Soviets de 1917. De leur côté, les syndicats revendiquent-ils la nationalisation comme première étape d’un programme destiné à la destruction, à plus ou moins brève échéance, des rapports de production capitalistes, dans le cadre d’une lutte révolutionnaire internationale ? Certainement pas. Ce qui les anime (« Révolution et Travail », organe de l’U.G.T.A., nous le rappelle dans son n° du 7/1/65), c’est le souci de détendre « les intérêts réels de la communauté algérienne », c’est de promouvoir d’authentiques algériens à la place des ouvriers, techniciens et cadres européens qui détiennent encore les places dans les quelques entreprises modernes d’Algérie, c’est de développer l’économie algérienne ; en somme, un programme de développement national, dont les classes possédantes d’Algérie seront les bénéficiaires et dont les ouvriers salariés feront les frais.
Ainsi la divergence qui oppose les syndicats algériens au gouvernement de Ben Bella se situe à l’intérieur des rapports de production existant en Algérie, à l’intérieur de rapport sociaux qui, en définitive, ne peuvent se développer que dans un sens bourgeois, capitaliste. Cependant, cette vérité mettra probablement un temps assez long pour devenir évidente aux yeux des masses algériennes. Non seulement celles-ci subissent la mystification opportuniste qui est le lot de toutes les classes exploitées du monde, mais encore l’imbroglio de la situation économique de l’Algérie est particulièrement propre à dissimuler le véritable contraste social qu’elle recouvre. La production ne peut encore s’y passer de l’aide technique et financière étrangère : cette sujétion constitue, pour le capital impérialiste, une « tète de pont » lui permettant, comme dans les autres pays « indépendants » d’Afrique, de se réintroduire — fut-ce sous de nouvelles formes — dans les lieux d’où il a été chassé. Il est aisé de comprendre qu’en face de cette main-mise persistante la revendication de la nationalisation acquiert un grand prestige et peut se parer d’une étiquette « socialiste » usurpée.
Dans un pays où, il y a quelques années à peine, exploitation économique et oppression raciale ne faisaient qu’un, où l’accès des travailleurs algériens aux emplois industriels des rares grandes entreprises existantes était barré par la présence d’ouvriers, de techniciens et de cadres européens, la revendication du « plein emploi » se confond fatalement avec celle de l’algérisation du personnel et de la gestion. Nous pouvons lire par exemple dans l’organe déjà cité de l’U.G.T.A., en tribune libre, sous le titre « A propos de la raffinerie d’Alger », ce passage édifiant : « Sur ce secteur-clef… il y a bien des problèmes à résoudre et avant tout, il faut poser la question : « Les Algériens sont-ils capables de gérer ou mieux de faire marcher la Raffinerie dans l’immédiat, au cas où les actuels coopérants accepteraient de partir. » Et encore : « l’Algérisation n’a même pas commencé et… la direction fait tout ce qui est en son pouvoir pour la tuer avant même qu’elle naisse. » « … la direction n’est pas pressée de remplacer les Européens qui, normalement, n’étaient venus que pour un certain temps, le temps de former des Algériens ». Cette direction, ajoute l’article, « a même fait entrer dans son jeu la plupart des membres du Comité d’entreprise ». Ainsi la revendication de la nationalisation ne se présente pas seulement sous son jour classique de déviation opportuniste du programme prolétarien, elle est la voie sans issue par laquelle s’exprime la colère d’une masse inemployée dont la bourgeoisie algérienne, par sa débilité congénitale, ne réussit même pas à faire un vrai prolétariat industriel. Il est inutile d’en chercher ailleurs la popularité. Quant aux raisons de l’hostilité sourde du gouvernement de Ben Bella à son égard, « Le Monde » nous la donne également : « Bien que certains, en définitive, d’être à terme condamnés, les industriels demeurés sur place sont embarqués bon gré mal gré dans le fragile navire de l’économie algérienne… ce capitalisme en sursis a partie liée avec le jeune Etat socialiste… Depuis un an, il n’est que de rares exemples de grèves couronnées par des nationalisations » (souligné par nous).
Mais cette voie des nationalisations, pour populaire qu’elle soit, n’a rien à voir avec le socialisme, et l’hostilité que lui témoigne l’Etat algérien n’exprime nullement un conflit de classe entre prolétariat et pouvoir bourgeois. Nous touchons là au drame du prolétariat algérien qui, privé du secours d’un parti de classe, devra accumuler les expériences douloureuses, pour parvenir à la notion de socialisme, lequel ne se fonde pas sur l’alternative : propriété privée ou étatique des entreprises, domination du capital « étranger » ou « national », mais se détermine selon ce programme fondamental : destruction des rapports mercantiles de production, c’est-à-dire destruction du salaire, de l’argent, abolition de l’autonomie des entreprises, toutes choses qui impliquent la dictature internationale du prolétariat. En Algérie comme ailleurs la revendication de la nationalisation n’est qu’une voie de garage utilisée par l’opportunisme pour détourner le prolétariat de sa tâche révolutionnaire. Mais dans ce pays, la bourgeoisie est tellement faible, le capitalisme tellement débile, la stabilité économique tellement précaire que la déviation réformiste la plus traditionnelle n’est encore qu’un luxe que le gouvernement d’Alger ne peut pour l’instant s’offrir. Excellente pour détourner l’insurrection sociale consécutive à l’indépendance de sa voie révolutionnaire, la nationalisation est encore trop coûteuse et trop périlleuse pour l’expansion du précaire capitalisme algérien.
Ainsi il n’y a en Algérie, ni socialisme, ni marche vers le socialisme. C’est une vérité vers laquelle le prolétariat d’Alger vient de faire un pas, modeste mais irréversible. Il en faudra beaucoup d’autres et ils seront douloureux, peut-être sanglants. Ce n’est certes pas nous, prolétaires d’Europe, qui feront grief au prolétariat algérien de ses illusions. Nous qui avons appris l’opportunisme à ses chefs politiques et syndicaux par le canal de nos propres chefs dégénérés ; nous qui sommes restés à l’écart de sa grande lutte contre le colonialisme et qui sommes encore incapables de susciter la moindre solidarité de classe à l’égard des malheureux qu’il envoie se faire surexploiter par le grand capital métropolitain. Nous ne saurions pourtant, sous peine d’être complices, ne pas leur dénoncer leur propre bourgeoisie et son parti qui, tout récemment, a eu le front de recevoir et de fêter les super-opportunistes de l’école moscovite, les hommes qui ont voté les crédits de guerre contre la révolte algérienne et désavoué ses « excès » sur le sol métropolitain. Salut donc et fraternité aux grévistes d’Alger et d’ailleurs. Mais honte et infamie sur la cohorte internationale des opportunistes qui, à Alger comme partout dans le monde, prononcent socialisme au moment même où ils asservissent le prolétariat.