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La difficulté d’être contre… et d’être clair

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 33, octobre 1961, p. 4-5


Les travailleurs vivent avec un système de pensée imprégné d’idées et de formules qu’on leur a inculquées depuis leur enfance soit à l’école primaire, soit au cinéma, la radio, à la Télé ou dans les journaux. Ces idées empêchent les travailleurs de prendre conscience de certaines réalités élémentaires et de leur rôle dans la société. C’est la classe dominante qui les diffuse pour maintenir les travailleurs dans leur rôle d’exploité. Le racisme, le patriotisme, les notions de bon citoyen, d’honnête travailleur, etc… sont autant de formules qui encombrent les esprits et empêchent les ouvriers de résoudre leur propre problème et entretiennent chez la plupart la confusion intellectuelle souvent la plus totale.

Par exemple certains travailleurs tout en admettant que les patrons sont la véritable cause de leur exploitation n’en ajoutent pas moins que le capitalisme c’est la faute des Juifs. D’autres tout en affirmant qu’il faut supprimer les guerres admettent que ce sont les Allemands qui en sont les fauteurs. D’autres vous diront que si l’on chassait les étrangers tout irait mieux. Tout irait bien mieux aussi, entendrez-vous si on ne faisait pas de politique… Les impôts, c’est la faute des allocations familiales. Il faudrait les supprimer. Les guerres, c’est la faute de ceux qui font des enfants, etc, etc…

On pourrait citer à longueur de page les propos que l’on entend tous les jours de la bouche même des travailleurs sans compter les quelques idées de certaines sectes qui traînent, ça et là, et qui prétendent trouver les solutions aux problèmes de l’humanité, soit par certains rites, soit par une discipline alimentaire.

Il n’y a pas que les idées de la bourgeoisie et celles des sectes religieuses qui circulent dans la classe ouvrière, il y a aussi les idées formulées par les partis de gauche qui ont un certain succès… Il y a l’idée de Front populaire et d’unité des partis de gauche, et des travailleurs qui sont prêts à se mobiliser pour mettre au pouvoir Thorez et Guy Mollet. Il y a l’idée de la démocratie républicaine, et des travailleurs font circuler des pétitions pour demander au président De Gaulle de respecter cette démocratie.

En face de ceux qui propagent ces idées et à côté des indifférents, il y a
une minorité de révolutionnaires qui réagissent, s’indignent, s’y opposent de toute leur force ainsi qu’à ces tabous et tentent de donner une explication cohérente de la société.

Ils expliquent inlassablement que l’exploitation des travailleurs n’est pas
due au fait qu’il y ait des Juifs, ou que la France est une trop petite nation, ou qu’il y a trop d’étrangers dans le pays. Ils expliquent que la cause de leur exploitation vient du fait qu’il y a des capitalistes d’un côté, des travailleurs de l’autre. Ils expliquent que les guerres ne sont pas provoquées par un excédent démographique mais par des rivalités des grands impérialismes. Cette tâche de propagande révolutionnaire se heurte à de nombreuses difficultés. Elle se heurte bien souvent aux travailleurs eux-mêmes qui préfèrent les explications de la bourgeoisie ou des partis de gauche, car ce sont les plus faciles et elles n’impliquent aucune transformation dans l’attitude et l’activité des travailleurs. C’est une des raisons pour lesquelles cette tâche de propagande n’est effectuée que par une minorité de militants.

Devant les difficultés de cette tâche et le manque d’échos qu’elle trouve dans les périodes comme aujourd’hui, pas mal de révolutionnaires préfèrent d’autres issues. Parce qu’ils ne se sentent ni la force ni le courage de s’opposer à la majorité, ils choisissent les voies de la facilité. Les uns s’intègrent purement et simplement dans les organismes bureaucratiques en prétendant que la démystification est une tâche de longue haleine et qu’il faut attendre patiemment une autre génération pour l’entreprendre. C’est la catégorie des militants qui sont pour, tout en étant contre. Ce sont les formules savantes telles que l’opposition constructive ou « l’attitude d’appui et de contestation ».

C’est la position de dirigeants syndicaux qui dans les meetings ou dans le privé affichent des opinions très radicales contre les patrons et qui dans la réalité signent des accords et participent à des organismes de gestion capitaliste ou à des organismes gouvernementaux.

Il y a une autre catégorie de militants qui ne veulent pas s’opposer de front aux idées émises par la bourgeoisie et par la bureaucratie, ce sont les démagogues. Comme tous les démagogues, ils flattent les travailleurs en prétendant que tout ce que fait et dit la classe ouvrière est bien et que ce que dit la bourgeoisie et les bureaucrates est faux. Aussi quand les travailleurs acceptent et suivent les directives de la bourgeoisie et des chefs de file des partis de gauche, ces démagogues se livrent à une véritable acrobatie intellectuelle. Ils interprétant et psychanalysent les travailleurs. Ainsi, quand ces derniers se rassemblent pour crier vive la France et chanter la Marseillaise, les démagogues prétendent qu’en agissant ainsi, les travailleurs ont manifesté leur opposition au régime, quand la majorité des travailleurs affichent des opinions racistes au sujet des Algériens, les démagogues assurent que ces derniers veulent la paix. Quand les travailleurs acceptent toutes les brimades, les démagogues disent que s’il en est ainsi, il ne peut pas en être autrement… Ce sont des gens qui comptent les points et refusent d’intervenir et de jeter dans la lutte de classe autre chose que des bravos aux travailleurs.

Ce sont souvent des intellectuels de gauche qui réagissent ainsi. En faisant l’apologie des travailleurs ils ont l’impression de se délimiter de leur situation d’intellectuel et se donnent celle de participer aux luttes ouvrières de la même façon que les gens s’amalgament au régime en allant applaudir de Gaulle, ou aux princes et aux princesses en lisant « Match » ou « Nous Deux ».

Que ce soit les militants qui se réfugient dans les postes des organisations puissantes, que ce soit ceux qui se contentent de faire l’apologie inconditionnelle de la classe ouvrière, tous ont ceci de commun, c’est leur peur d’être contre, la peur de s’opposer à des forces puissantes, la peur de rester un petit noyau, la peur d’être incompris. Ce sont ces militants qui, s’ils restent sincères, colleront avec les mouvements de grève et de révolte. Mais ils viendront derrière ces mouvements et en s’y intégrant, ils y apporteront leur peur, leur indécision et leur opportunisme. Ils resteront les éléments faibles de ces mouvements et dans le cas des premiers revers, seront les premiers à capituler.

S’opposer, être contre en donnant une explication et en essayant d’armer cette opposition par une analyse rigoureuse de la situation et par une conception socialiste du monde, voilà ce qui est difficile mais absolument indispensable pour rendre cohérente toute opposition au régime et au système d’exploitation, et pour donner une perspective à la classe ouvrière. C’est entre autre chose ce que le mouvement ouvrier a tenté de dégager au travers de son histoire. C’est ce que nous devons continuer.

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