Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 86, septembre-octobre 1967, p. 17-21
« Est-ce que nous faisons aussi bien qu’à Watts ? » demandaient les émeutiers de Newark et de Détroit. Pour beaucoup de noirs l’émeute de Watts, en 1965, marque le début de leur émancipation et depuis, d’été en été, le nombre et l’intensité des affrontements ne cesse de croître. L’an passé Chicago, Cicéro et Harlem furent touchés. Cet été vit s’embraser au moins une douzaine des plus grandes villes américaines : Newark, Détroit, Minneapolis, Plainfield (New Jersey), Hartford (Conn.), Kansas City (Mo.), Waterloo (Iowa), Cambridge (Maryland)… Rien qu’à Détroit le bilan déjà formidable de Watts fut largement dépassé puisqu’il y eut au moins 41 morts et pour plus de 250 millions de dollars de dégâts alors que le faubourg de Los Angeles n’avait subi que pour 40 millions de pertes et enregistré officiellement 34 morts. Mais la différence ne fut pas seulement quantitative car l’on vit apparaître des phénomènes nouveaux dans la structure et le développement même de l’émeute.
Que ce soit à Newark, à Détroit ou ailleurs, les émeutes semblent s’être déclenchées suivant un modèle identique. A l’origine, un incident mineur : arrestation d’un Chauffeur de taxi à Newark, descente de police dans un tripot à Détroit. Mais parfois c’est le discours d’un agitateur qui met le feu aux poudres, comme à Cambridge avec Rap Brown l’actuel président du S.N.C.C. Puis des bandes de noirs se forment parfois rejointes par des groupes de jeunes blancs, comme ceux de Coorktown à Détroit, et entreprennent de piller les magasins du ghetto, exceptés ceux marqués « soul brother » (âme sœur) ; la nuit venue, quelques uns de ces magasins sont aussi pillés. Les forces locales de police interviennent et si elles sont débordées, sont renforcées par les troupes fédérales fortement entraînées et armées. A Détroit les hommes du général Throckmorton qui interviennent avec des chars sont des vétérans de St Domingue et du Viet-Nam qui ont la gâchette facile. Des incendies sont allumés un peu partout. Les pompiers sont accueillis à coups de feu, leurs pertes sont sévères, à Newark et détroit ( à Watts ils avaient été moins gênés). Les francs-tireurs qui font leur apparition à Newark et Détroit opèrent seuls ou en groupes. Ils semblent avoir été peu nombreux, une centaine à Détroit, beaucoup moins à Newark, et plus au moins organisés (1). Mais, fait majeur, des blancs dans une proportion inconnue ou sous estimée se sont mêlés aux noirs (2).
Si ces émeutes ne semblent pas avoir eu de chefs avoués, ni d’organisation hiérarchisée, il n’en reste pas moins qu’en se qui concerne les francs-tireurs il y eut tactique consciente. D’après le « Labour Worker » de septembre 67, à Détroit,
« les francs-tireurs empêchaient quiconque d’entrer ou de sortir des trois postes de police les plus importants du ghetto noir et ils réduisirent la liberté de manœuvre aux alentours de 7 autres postes ».
Mais pourquoi ces pillages, ces violences dans le pays le plus riche du monde peut-en se demander, où déboucheront-elles, sur quelle voie entraîneront-elles la nation riche parmi les riches ?
Les Etats-Unis ne sont pas un paradis pour tout le monde. D’après « le Monde » du 17/8 30 millions d’américains n’ont pas le revenu considéré comme minimum vital (15 % de la population totale mais 41 % de la population de couleur). On peut d’ailleurs s’interroger sur la validité de ces statistiques officielles puisque, pour une famille de 7 personnes ou plus, ce minimum est de 5440 dollars par an. (3)
Les noirs forment (Mars 66) 11 % de la population active ; mais un noir sur quatre est un chômeur permanent, ce qui explique que le taux de chômage chez eux (8,43 % soit plus du double de celui des blancs (4,1 %). Le revenu des noirs décroit relativement à celui des blancs puisqu’en 1952 le rapport était de 57 % et qu’en 1962 il n’était plus que de 53 %. Mais le boom créé par la guerre du Viet-Nam a fait remonter ce taux à 56 % en 64 sans toutefois renverser la tendance qui faisait que parmi les travailleurs 3 noirs sur 5 contre 3 sur 10 chez les blancs, sont semi-qualifiés ou sans qualification.
Ces quelques chiffres, et bien d’autres seraient à citer, montrent que les noirs forment uns minorité exploitée. Si ce fait n’est pas historiquement nouveau, le problème ne s’en trouve pas moins posé dans des termes bien différents aujourd’hui car, alors que déjà la moitié des afro-américains vit dans le nord et l’ouest, la majorité d’entre-eux est actuellement instillée en zone urbaine.
Ce phénomène d’urbanisation, commencé pendant la première guerre mondiale s’est accéléré à partir de 1940. Dans les 20 années qui suivirent, la concentration des masses noires opprimées joua un rôle analogue à celui que jouèrent les concentrations ouvrières au XIXème siècle et au début du XXème. Pendant ce temps la population noire des villes où ont éclaté les plus graves émeutes, Chicago, Los Angeles et Détroit a triplé. Trois raisons principales à ce phénomène : d’une part mécanisation de l’agriculture, industrialisation du Sud, d’autre part avec la première guerre mondiale le Noir commence à prendre conscience plus nettement de la ségrégation et voit dans le nord une région privilégiée, enfin la demande de main-d’oeuvre industrielle l’attire en ville.
Cependant rien n’a été prévu pour accueillir un tel afflux de gens. Combiné à la ségrégation, cet état de fait pousse les blancs à fuir le centre des villes pour s’installer en banlieue alors que les noirs habitent dans des ghettos, dispersés à Watts, concentrés au centre de la ville à Détroit. Ces ghettos dont la population est à plus de 90 % noire, sont surpeuplés, ce qui explique, en autre raisons, la tendance de leurs habitants à vivre dans la rue. Dans ces zones la vie des noirs n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, la condition des ouvriers anglais telle qu’Engels la décrivit dans « Situation de la classe laborieuse en Angleterre » : dissolution de la famille (4) taudis infestés de rats, dérèglements de toutes sortes…
Enfin fait important, la condition de la jeunesse. En tout point défavorisée, elle est particulièrement touchée par le chômage (29 %). Deux causes sont à l’origine du manque d’instruction, handicap important sur le marché du travail dans un pays à un haut niveau technologique : la ségrégation dans les écoles dont on a beaucoup parlé et surtout le manque de moyens financiers, aussi bien l’impossibilité de l’aide familiale que la difficulté du travail à temps partiel. La jeunesse disait Boggs dans « Réflexions d’un ouvrier noir », « constitue la section la plus durement touchée de la population noire » et ce n’est pas pour rien qu’à Watts 59 % des émeutiers étaient des jeunes gens de 15 à 24 ans. D’après Hoover
« l’élément moteur… fut la jeunesse noire en chômage ou en rupture d’école… Elle s’est comportée ajoutait-il, comme si elle n’avait rien à perdre ».
Le Monde 4/8.
Si l’on explique pourquoi cette minorité exploitée et méprisée s’est soulevée, il ne suffit cependant pas de dire qu’il y eut des émeutes, il faut en connaître la signification : sont-elles de simples « flambées de violence », un défoulement rituel qui a lieu tous les ans du 1er juillet au 31 août, ou représentent-elles quelque chose, de plus fondamental ?
Les événements de juillet apportent et confirment des éléments dignes d’attention. Détroit est une ville qui a le plus »fait » pour les noirs et pourtant, « parce que plus ils montent, plus ils s’éloignent du sommet…parce que la hiérarchie qui les écrase n’est pas seulement celle du pouvoir d’achat comme fait économique pur, elle est une infériorité essentielle que leur impose dans tous les aspects de la vie quotidienne les mœurs et les préjugés d’une société où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir d’achat » (5), c’est là qu’éclatèrent les émeutes les plus violentes. Du point de vue de la conscience, elles ont eu un double effet. D’une part, de façon générale, la grande majorité de la couche noire a vu se modifier, s’élever ses capacités de contestation. D’autre part, la classe ouvrière noire à Détroit, en participant à la bataille, a fait la preuve de sa conscience de groupe social exploité, et, ce faisant, l’a renforcée. Cela signifie que la classe ouvrière noire a non seulement contesté la société hors de la production mais que les événements l’ont amené à la contester aussi dans la production. C’est leur action qui entraîna la fermeture des trois géants de l’automobile, Chrysler, Ford et la Général Motors. Et, de ce fait, ils ont pris conscience de leurs possibilités d’action et de la puissance que leur confère leur position dans la société américaine. Ceci est un phénomène révolutionnaire.
Quoiqu’on en dise, les émeutes n’ont pas eu un caractère racial : elles n’ont pas opposé les communautés noire et blanche dans leur ensemble, comme ce fut le cas en 1943 à Détroit. Parlant de cette ville, l’U.S. News du 7/8/67 écrivait, confirmant ainsi ce qui s’était passé ailleurs,
« d’un certain point de vue ce ne furent pas des émeutes raciales. Il n’y a presque pas eu de bagarres entre blancs et noirs. La violence était dirigée principalement contre la propriété, excepté ce qui concerne les tirs de francs-tireurs dirigés contre la police, les troupes et les pompiers. »
Les noirs se sont retournés avant tout contre leurs exploiteurs immédiats, évidents. Or la plupart des taudis et des magasins des ghettos appartiennent à des blancs ; les loyers sont élevés quant aux magasins, s’ils pratiquent les mêmes prix que partout ailleurs, leurs taux de crédit sont particulièrement élevés (instabilité de l’emploi…).
Que les noirs s’en soient pris dans leurs actes, non aux blancs en général mais aux forces de coercition du pouvoir blanc, est fondamental, car ainsi ils mettent la société directement et globalement en question ; ce sont des actes révolutionnaires. Les noirs ont vu ce qu’on leur refusait, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan humain. De la même façon que, du point de vue matériel, ils ont voulu ce qu’ils ont vu chez les blancs et dans la publicité – « ils veulent tout de suite tous les objets montrés et abstraitement disponibles parce qu’ils veulent en faire usage. De ce fait ils en récusent la valeur d’échange, la réalité marchande qui en est le moule, la motivation et la fin dernière et qui a tout sélectionné. Par le vol et le cadeau, ils retrouvent un usage qui, aussitôt dément la rationalité oppressive de la marchandise, » (5) de la même façon donc ils ont dû contester le pouvoir blanc et lui opposer le pouvoir noir, justification idéologique qu’ils présentent à leur condition et situation actuelles.
Les noirs américains sont pour longtemps encore inorganisés. Depuis l’assassinat de Malcolm X, probablement victime de la C.I.A. : après qu’il eut scissionné avec les Black Muslims pour fonder un mouvement révolutionnaire, il n’y a plus de mouvement de masse organisé. Quelques groupes d’auto-défense existent bien, qui ont pris part aux troubles de l’été mais tant que les nouvelles recrues de retour du Viet-Nam ne seront pas plus nombreuses, ils ne représenteront, du point de vue du terrorisme, qu’une faible force.
Existe cependant le mot d’ordre du Black Power ( pouvoir noir) dont personne ne sait exactement ce qu’il signifie ni ce qu’il représente. Prôné surtout par un mouvement le S.N.C.C. (comité de coordination des étudiants non violents dont l’ancien président S. Carmichael fut remplacé par Rap Brown, plus nihiliste que son prédécesseur fanonien), il semble signifier à la fois : séparatisme, utopie qui ne résoudrait aucun problème, racisme anti-blanc, anti-américanisme et anti-capitalisme. Dans le racisme anti-blanc il faut voir la résultante de l’histoire des noirs aux Etats Unis, ainsi qu’un moyen d’affirmation de soi explicable par la position défensive vis à vis de la majorité blanche hostile.
Le côté raciste n’est pas actuellement fondamental comparé à la dynamique engendrée par ces actions ; et c’est cette dynamique qui nous fait soutenir les émeutiers.
Face à ce grave danger pour la société et le capitalisme américain, que proposent les autorités ? Des mesures de dératisation, des lois anti-émeutes, et l’entrainement de brigades répressives. Aucune de ces mesures, bien évidemment, ne pourra freiner le mouvement noir qui ira en s’approfondissant puisque les tendances de l’économie américaine ne laissent prévoir aucune amélioration sensible de la condition des noirs. Celle-ci sera encore aggravée par un phénomène capital : l’automation (6). Le prolétariat et le lumpen prolétariat forment la majeure partie de la communauté noire étant donné que la petite et la moyenne bourgeoisies sont numériquement faibles et la haute bourgeoisie insignifiante. Jusqu’à ces derniers temps la bourgeoisie capitaliste pu canaliser le mouvement en agissant sur les classes moyennes (marches à Détroit, Washington…) grâce à l’intermédiaire des organisations contrôlées par la moyenne bourgeoisie noire alliée aux libéraux blancs. Mais aujourd’hui, le prolétariat entre en lice et, pour la première fois, agit en tant que tel à Détroit. Contrairement à la petite et moyenne bourgeoisies, il peut difficilement âtre canalisé par des syndicats bureaucratisés et hyper-réformistes, car dans son ensemble il a de graves difficultés à adhérer aux syndicats à cause de la couleur de sa peau et du chômage qu’il subit. Le plus « à gauche » des syndicats, celui de l’automobile (UAW) est présidé par M. Reuther ; celui-ci est traditionnellement associé à M. Luther King, leader de la petite et moyenne bourgeoisie de couleur, dont l’étoile ne cesse de pâlir parmi la majorité de ses concitoyens noirs. A cause de sa nature, la petite bourgeoisie ne cesse d’osciller entre le prolétariat et la bourgeoisie. Aux USA, une partie de la petite bourgeoisie noire est entraînée par l’action naissante du prolétariat.
Le problème noir est un des nombreux problèmes auxquels est confronté le capitalisme américain et la solution du premier est liée à l’effondrement du dernier qu’il peut favoriser voire susciter. La question est évidemment de savoir comment se comportera le capitalisme dans les années à venir. Actuellement, une fraction seulement de la communauté noire est parvenue à un degré de conscience élevé. Les seuls blancs qui semblent avoir atteint ce degré sont quelques nouveaux arrivants du Sud et ceux engagés dans des mouvements révolutionnaires. Cette minorité ne peut espérer renverser seule une société aussi structurée et policée que les USA.
Le renversement de la société américaine ne pourra se faire qu’à partir d’une alliance entre les fractions ouvrières noires et blanches. Car l’un des caractères spécifiques du prolétariat américain est que, sur une base raciale, il est scindé en deux. Tandis que dans le prolétariat blanc, emprisonné dans un carcan institutionnel (syndicats réformistes…), on retrouve tous les échelons de qualification, le prolétariat noir est dans son ensemble pauvre et peu qualifié. Donc ces deux fractions n’ont pas obligatoirement des intérêts immédiats ou à court terme, communs ou convergents. Des revendications partielles ou générales du prolétariat blanc ne peuvent pas toujours concerner le prolétariat noir directement ; par exemple, des revendications concernant un secteur où les noirs ne sont pas présents ou, dans certaines circonstances, des revendications sur les conditions de travail.
La faiblesse actuelle des couches contestatrices en Amérique et l’opposition de la majorité des blancs tendent à engendrer chez celles-ci un nihilisme grandissant, capable de provoquer uns tentation de génocide chez les blancs. A court terme on peut attendre une accentuation des luttes des noirs et, du fait des migrations actuelles du Sud et du Nord vers l’Ouest, penser que le centre de l’agitation se déplacera vers l’Ouest.
Il ne faut donc pas espérer comme le font certains que la révolution aux USA est pour demain, que tout mouvement revendicatif des blancs ou des noirs entraînera une alliance décisive des deux couches. Dès que les objectifs deviendront communs, les noirs participeront au mouvement, et massivement. A long terme, les intérêts des deux couches sort les mêmes : il ne s’agit pas de ce que le prolétariat noir se représente à un moment comme but,
« il s’agit de ce que le prolétariat est et de ce que conformément à son être, il sera historiquement contraint de faire. »
(Marx, « la sainte famille »)
(1) »Il n’y en avait pas plus de 100 (francs-tireurs) au total, quelques-uns organisés dans des cellules nationalistes ou terroristes… d’autres étant simplement des hommes du . ghetto pleins de haine et capables de tout » Newsweek 7 août
(2) Newsweek 7 août ; US News and World Report 7 août
(3) et (4) voir page 19
(3) Le Département of labor (ministère du travail) évalue à 6 418 dollars par an le revenu qui permettrait à une famille de.4 personnes vivant dans une ville de mener une existence fort modeste.
(4) rapport Moyniban ; Le Monde 20-21/8
(5) Internationale situationniste n° 10
(6) cf Boggs « Réflexions d’un ouvrier noir » (Maspero)
(7) Pour la ségrégation dans les syndicats et les relations entre chômeurs et syndicats (ainsi que leur historique…) voir « Décolonisation du noir américain » (D. Guérin)