Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 41, juin 1962, p. 1-3
L’Algérie brûle. Impassible, l’Armée assiste au dernier festival O.A.S. La civilisation française prend congé des arabes. Si quelqu’un reste, ce ne sera plus des français, mais des pieds-noirs.
Déjà à Alger certains se dégonflent. Pour eux, le F.L.N. n’est plus un ramassis d’assassins, mais « une force révolutionnaire avec laquelle il faudrait s’entendre ». Des pourparlers s’engagent. Les accords d’Évian ne sont plus contestés : on cherche surtout à sauver la face.
En France, de Gaulle, entre deux attentats manqués, parcourt les provinces. Des réseaux activistes se reconstituent. Les rapatriés arrivent, et avec eux les commandos de tueurs. La police matraque de nouveau les algériens. Les députés se chamaillent, le Gouvernement bafouille. Bidault déclare « Le pouvoir est à prendre ».
« Danger fasciste ! », clame la gauche.
Main ce fascisme, où est-il exactement ? Il n’a ni parti de masse ni appui dans la population. Il y a des fascistes, c’est vrai. Salan est fasciste, mais les juges qui l’ont sauvé qu’est-ce qu’ils sont ? Les fascistes de l’O.A.S. veulent assassiner de Gaulle, mais de Gaulle est-il antifasciste ou bien « le fourrier du fascisme » ? Lacoste, membre de la S.F.I.O., bourreau des algériens et ami de Salan, est-il fasciste ou antifasciste? Et Guy Mollet, c’est quoi ? Et les policiers qui matraquèrent à mort 8 manifestants en février, et le Gouvernement qui ordonna la répression, et « les représentants de l’ordre » qui jetaient des algériens dans la Seine en octobre dernier, c’est quoi ? Et les gouvernements de gauche qui ont mené la guerre contre le peuple algérien en 1954 et 1956, étaient-ils fascistes ou antifascistes ?
La vérité c’est que la société ne se divise point en fascistes et anti-fascistes ; elle se divise en classes : celle des exploiteurs – patrons, dirigeants – et celle des exploités, ouvriers et salariés. Quand cela est nécessaire pour défendre leurs privilèges, les exploiteurs utilisent les méthodes fascistes, que ce soit contre les ouvriers ou contre les opprimés des colonies ; la plupart du temps, d’ailleurs, ils les combinent avec les méthodes dites démocratiques ; la combinaison fascisme-démocratie, trique et carotte, se retrouve dans tous les régimes capitalistes modernes, qui se différencient seulement par une question de dosage.
Bien sûr, il y a des divergences entre les dirigeants français. Les uns ont fini par comprendre qu’il fallait accepter la liquidation de l’empire colonial et transformer l’ancienne armée, les autres se sont accrochés au passé. Des intérêts particuliers – grands colons d’Algérie, sociétés pétrolières par exemple – ont joué un rôle important dans l’aggravation des désaccords. Puis, il y a aussi tous les « résidus » de 20 années de guerres coloniales : officiers qui, outre-mer, ont pris goût au pouvoir et s’adaptent mal à la vie « ordinaire ». S’appuyant sur la population européenne d’Algérie, cette ligue d’intérêts divers a pu jusqu’ici peser lourdement sur l’orientation de la politique bourgeoise en France.
Mais aujourd’hui le bateau algérien rompt ses dernières amarres. Il ne peut plus servir de plate-forme. Et la bourgeoisie métropolitaine n’a rien à faire d’un Godard, d’un Argoud et même d’un Bidault, car ils ne peuvent l’aider en rien à résoudre son problème.
Le capitaliste français peut être pour ou contre de Gaulle, voter pour un parti ou pour un autre, son problème est toujours le même : faire produire les travailleurs. Entre Dreyfus, directeur de la Régie Renault, homme de gauche, et Marcel Dassault, constructeur d’avions, homme de droite, pas de divergence là-dessus : pour tous les deux la solution est la même : pousser au maximum la rationalisation du travail, refuser les augmentations du salaire de base ou les accorder au compte-gouttes, traiter les ouvriers comme des robots. Et cette solution, désormais appliquée partout, n’est pas mauvaise pour les patrons : les entreprises voient augmenter leurs bénéfices, la concentration et la modernisation de l’industrie se poursuivent, il n’y a ni chômage ni crise économique.
Bien entendu, il ne suffit pas de savoir exploiter les travailleurs ; la bourgeoisie doit être aussi capable de donner à l’État une politique ferme, au pays une orientation cohérente. Or, le « règlement de l’affaire algérienne », reliquat d’un emplie désormais naufragé, ne se fait pas sans douleur et sans crises dans le personnel politique dirigeant et dans l’Armée,
Mais quel que soit le flottement actuel du Pouvoir, une chose est certaine : le renforcement de l’État et le contrôle de plus en plus étendu qu’il vise à exercer sur la population travailleuse dans tous les domaines, du niveau des salaires jusqu’à l’information, en passant par les référendums truqués auxquels les gens sont astucieusement forcés de participer.
Or, sur ces deux plans : exploitation des salariés et régime politique, que fait la « gauche antifasciste », que font les organisations dites représentatives des travailleurs ?
Sur le plan de la lutte quotidienne contre le patronat, c’est la tactique des grèves tournantes, le plus souvent inefficace, et en ce moment, par exemple, le freinage à mort des cheminots par les différentes directions syndicales qui dénoncent les « aventuriers » partisans de la grève illimitée.
Résultat : les victoires sont rares et les gains fort maigres.
Sur le plan de l’État, du régime, on propose le retour à une IVème République améliorée. Le P.C. rêve d’une table ronde : Guy Mollet, Thorez et Mendès-France enfin réunis ! Les plus audacieux vont jusqu’à parler « de « nationalisation des industries-clés » et de « planification » dans le cadre d’un régime parlementaire avec une seule Chambre souveraine.
Résultat : cela n’intéresse personne, ou plutôt cela n’intéresse que quelques milliers de militants qui, désirant « faire quelque chose » à tout prix, s’en contentent faute de mieux.
Impuissance flagrante sur tous les plans, c’est cela qu’on veut cacher avec des grands discours sur le « danger fasciste ».
Et même là, que propose-t-on contre le plastic et les mitraillettes des activistes ? Des motions, des pétitions, des signatures.
Résultat : les comités antifascistes constitués au cours de l’automne dernier se sont complètement vidés.
« Et vous, que proposez-vous ? »
Nous proposons d’abord aux militants ouvriers de se rendre compte de trois choses :
1) que l’ennemi principal reste le patronat et son État ;
2) qu’il n’y aura plus de fascisme du type Hitler ou Mussolini, mais la poursuite du renforcement de l’État, auquel s’intégreront les rescapés du défunt empire colonial ;
3) que la bourgeoisie ne vise pas à envoyer les ouvriers dans des camps de concentrations mais à les faire produire toujours davantage, et que si elle est toujours prête à employer la trique, elle préfère utiliser la carotte : possibilité d’acheter des nouveaux objets – télé, engins motorisés, équipement ménager, appartement,etc. – grâce aux heures supplémentaires et aux rendements accrus, ce qui signifie bénéfices plus grands pour le capitaliste et impossibilité, pour le travailleur, de faire quoi que ce soit après ces longues heures de travail intense.
Ces constatations ne mènent évidemment ni à la lutte antifasciste ni au front unique avec Guy Mollet. Elles mènent à la seule conclusion positive : le renforcement de la lutte de classe contre le patronat et son État, l’établissement d’un programme socialiste d’organisation de la société, la construction d’une organisation ouvrière révolutionnaire.