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Michel Collinet : Les parias de Paris. Une grande enquête sur le drame des Nord-Africains

Une enquête sociale de Michel Collinet parue en huit épisodes dans Franc-Tireur, 11 avril 1950 ; 12 avril 1950 ; 13 avril 1950 ; 14 avril 1950 ; 18 avril 1950 ; 19 avril 1950 ; 20 avril 1950 ; 21 avril 1950

Frileux sous la bise, sa garde-robe sur le bras, cet Algérien regarde avec un peu de nostalgie cette affiche qui évoque le pays…

CE n’est plus tellement, aujourd’hui, l’aventure qui est au coin de la rue ; c’est la misère, c’est l’injustice. Ce n’est pas seulement dans de lointaines parties du monde que la dignité de l’homme, son droit à la vie et à la liberté, sont sans cesse bafoués ou supprimés : c’est près de nous, chez nous aussi.

« Franc-Tireur », dont la mission est de revendiquer hautement pour tous les opprimés, pour toutes les victimes de l’exploitation ou de la tyrannie, a toujours placé au premier plan de ses préoccupations sa solidarité avec les peuples d’outre-mer, sans droits et sans libertés sur leur terre colonisée, sans sécurité, sans espoir et sans honneur quand ils servent, dans la métropole, de main-d’œuvre au rabais.

A l’heure où une folle politique à courte vue dresse contre la France le peuple du Viêt-Nam, à l’heure où les peuples d’Afrique du Nord réclament en vain leur droit à la vie et à la dignité, il nous a paru utile de montrer dans quelles conditions on fait végéter, ici, des travailleurs nord-africains qu’une presse inconsciente et irresponsable trouve commode, à l’occasion, de charger de tant de péchés.

Pour la première fois avec cette ampleur et cette précision, notre ami Michel Collinet, écrivain et journaliste, a étudié à fond la vie des Nord-Africains à Paris. Pour la première fois seront révélés ici, en toute lumière et en toute vérité, les aspects d’un drame permanent qui est celui de travailleurs traités en parias et en boucs émissaires.


Le drame du Nord-Africain transplanté, c’est qu’il n’a pas de toit, et pas toujours du travail

IL y a quelques mois, une certaine presse, pour rompre le désœuvrement des mois d’été et retrouver des lecteurs, inventa le Nord-Africain, agresseur d’honnêtes promeneurs, violeur de jeunes filles, le Nord-Africain, véritable « danger public », venu exprès en France pour piller et tuer !

Le procédé était facile : il suffisait chaque jour d’épingler les quelques délits où se trouvaient des noms arabes, en taisant les centaines de délits analogues commis par des escarpes qui ne nous viennent pas d’Afrique du Nord.

En Allemagne, et en France sous l’occupation, la presse nazie avait voulu nous habituer à considérer les juifs comme des vampires. On a voulu recommencer avec les Nord-Africains.

C’est si commode de trouver des boucs émissaires, de marquer des criminels par la couleur de leur peau ! Cela permet d’oublier les vrais, tout en satisfaisant les besoins infantiles (le mythe du croquemitaine) et xénophobes des simples d’esprit.

La rue de Chartres a une mauvaise réputation : filles, souteneurs, trafiquants passent pour l’habiter : mais il y a aussi des ouvriers et des commerçants qui ne font pas parler d’eux et se contentent d’exister.

Nous avons rendu visite à l’un d’entre eux, Ali Saad Bouzis, boucher de sa profession, mutilé de guerre et président du Comité d’aide aux Nord-Africains. On monte à son entresol par un petit escalier sombre.

– Voyez-vous, me dit-il, il y a de tout dans notre quartier et la réputation des uns rejaillit sur les autres. C’est la même chose pour les Nord-Africains. Il y en a qui volent, un veston ou du pain, le plus souvent ; mais ils n’ont rien et la faim les excite. Hier j’en ai rencontré un dans un bistro ; je ne l’avais pas vu depuis longtemps.

– En voyage ? je lui demande.

– Non, me répond-il, je sors de taule et je voudrais bien y rentrer à nouveau.

– Tu n’es pas fou ?

– Non, mais j’en ai assez de coucher dans des portes derrière des caisses à ordures.

– Tel que, monsieur ! Et pendant ce temps, il y a des maisons inhabitées.

– Des maisons inhabitées ?

« Ce sont des enfants »

– Oui, d’anciennes maisons closes. On en a réquisitionné quelques-unes, mais d’autres restent fermées. Ça enrage les gens de voir ça. Il y en a une magnifique au 226, boulevard de la Villette ; elle est à vendre depuis trois ans. Ca en ferait des logements … Il y a des rixes, oui ! Les chevaux se battent au râtelier, mettez-les dans un pré, c’est la paix ! Ce qu’il faut. c’est des logements et du travail. Ce sont des enfants ; l’oisiveté est très mauvaise, surtout pour les enfants … Malheureusement, il en vient toujours ; 3.500 francs un passage en avion, avec les colis. C’est pour rien, mais il y a une caisse noire pour financer cela.

– Une caisse noire ?

– Oui. Les gros colons sont bien contents de les voir partir ; ils les ont remplacés par des machines. Ce n’est pas comme il y a trente ans. A ce moment, ils avaient besoin de bras et criaient fort quand les ouvriers venaient en France … Ils allaient se corrompre ici. Maintenant : bon voyage !

– Certains disent qu’ils sont nomades.

– Comme n’importe qui. La faim fait sortir le loup. Ils font n’importe quoi, mais n’oubliez pas qu’ils ont des gosses. Quant aux « mauvais garçons », ils sont loin, on le sait bien, d’en avoir le monopole.

Je me suis rappelé qu’Aristide Bruant, qui ne connaissait pas les Nord-Africains, chantait déjà :

Tous les sans-sou, tous les sans-pain

Radinaient tous, mem’ ceux d’ Grenelle

A la Chapelle.

La misère mauvaise conseillère

Les statistiques de la police judiciaire confirment ce que dit Ali Bouzis. En octobre 1949, 189 Algériens sur un total de 3.900 personnes arrêtées. Si on rapporte ces nombres à la population adulte du département, algérienne ou métropolitaine, on trouve dans les deux cas 13 à 14 personnes arrêtées pour 10.000. Si on rapportait le nombre des arrestations à la population masculine, ce qui est le cas des Nord-Africains, alors la comparaison serait en faveur de ces derniers.

Sur les 189 arrestations, nous en trouvons 16 pour agression, 7 pour outrage à la pudeur, 8 pour coups et blessures, 7 pour cambriolages, 64 pour vols et recels. Le reste entre dans la catégorie administrative des divers (disputes, vagabondages, insultes, etc … ). Aujourd’hui que les petits trafics lucratifs du marché noir sont disparus, disparaît aussi ce que j’appellerai la délinquance « artisanale ». Il faut des capitaux pour être gangster et ce débouché reste fermé aux Nord-Africains.

Il y a cent ans, Flora Tristan remarquait que « le vol est une conséquence logique de la misère arrivée à sa dernière limite ». (Promenades dans Londres.) Il serait normal d’appliquer cela à la misère nord-africaine. Or le nombre d’arrestations est minime ; le nombre de délits l’est aussi, car on n’a pas d’égards particuliers pour eux.

La vie des Nord-Africains est ailleurs : dans une lutte dure pour gagner de quoi manger.

(A suivre.)
Michel COLLINET.


C’EST LA FAMINE QUI POUSSE LES NORD-AFRICAINS VERS LA METROPOLE

La répartition des Nord-Africains dans la région parisienne.

ON a beau invoquer les « caisses noires », la propagande, le nomadisme physiologique des Berbères, la cause réelle de l’immigration nord-africaine est dans la misère et la surpopulation. En Algérie, particulièrement, la situation est critique. Dans un ouvrage récent publié par l’Institut national d’Etudes démographiques, M. Louis Chevalier donne des chiffres que chacun doit mediter. Sur 7 millions de musulmans, répartis en 1.400.000 familles, dont un million cultivent la terre, il faut compter au moins 600.000 familles dans le denuement le plus complet. Ajoutons-y 100.000 familles d’ouvriers agricoles (avec des salaires de 100 à 160 francs par jour) et 150.000 familles de métayers dont les revenus oscillent de 20.000 à 50.000 francs par an.

Cette population s’accroît de 130.000 individus, ou 25.000 familles par an. La densité dans certaines régions particulièrement pauvres comme la Grande Kabylie est quatre à cinq fois supérieure à celle de la France. C’est de là que vient la majorité des immigrés en Europe.

Un haut fonctionnaire du gouvernement d’Alger, M. Marcel Weckel, écrit qu’avant la guerre le niveau de vie moyen se situait entre le quart et le sixième de celui de la France. Cela place l’Algérie au niveau des Indes. Mais depuis dix ans, cette situation s’est aggravée. Un ingénieur agronome, M. Dumont, écrit que la récolte par tête de population musulmane qui était de cinq quintaux en 1872 n’était plus que de deux quintaux en 1948. Dans une conférence faite en décembre dernier, le même M. Dumont, expert du commissariat au plan pour les questions algériennes, disait :

« Avec le développement modéré de ses seules ressources agricoles, en prolongeant les courbes actuelles de production et de population, l’Afrique du Nord va à la famine. »

Echapper à la misère et à la stagnation

Pour échapper à la famine, les hommes émigrent. Citons encore M. Dumont :

« Sans l’apport des salaires extérieurs, la situation serait catastrophique en
Kabylie. »

Le mandat envoyé de France – au prix de quels sacrifices, nous le
verrons dans ces articles – joue un rôle électrisant (1). Plutôt que de végéter à gratter sa terre, vendre quelques figues et cueillir des glands de chêne pour son couscous, un Kabyle qui a le souci de sa famille se doit, s’il veut mériter le respect de sa femme et de ses voisins, de venir en France amasser un petit pécule. Apres deux ans d’absence, il espère payer ses dettes, acheter une ou deux chèvres et obtenir la considération de ses amis sans laquelle aucun homme ne peut vivre.

Enfin, il existe chez les jeunes berbères un désir de s’émanciper de la terrible et ancestrale tutelle paternelle. Bien qu’ils voient la France métropolitaine à travers les taudis, la faim et la tuberculose, c’est cependant la France de la liberté où règne le droit personnel, à moins que ce ne soit l’absence de droit. Ils échappent à la coutume berbère et – chose plus importante – à l’humiliation raciale que beaucoup de Français d’Algérie font peser sur eux. Ils se sentent plus libres en France, malgré la misère et le déracinement, malgré les trop nombreuses rebuffades qu’ils essuient de tous côtés.

Autant un Berbère parle volontiers de ses enfants, autant il est discret sur ses parents, qui représentent le poids des traditions. Avant la guerre, plus de 10 % des Kabyles algériens vivaient avec une femme française. Si l’on tient compte des préjugés raciaux comme de l’insécurité matérielle, ce nombre n’était pas négligeable. Il serait plus considérable aujourd’hui sans les difficultés d’emploi et de logement. Sans ces mêmes difficultés, d’autres feraient venir en France leur femme berbère (2). Ceux-là, formeraient le fond d’une émigration définitive, ce qui ne signifie pas du tout qu’ils abandonnent la cause de leurs frères restés en Afrique. Trop d’exemples me l’ont démontré.

Mais l’attachement à l’Islam reste profond, et les rares conversions au catholicisme suscitent en général beaucoup de réserve où perce du mépris.

L’émigration familiale

Dans l’immigration, distinguons d’abord les Marocains et Tunisiens des Algériens. Marocains et Tunisiens viennent en France avec un passeport et un contrat de travail. Le contrat étant épuisé ou rompu, ils sont dans la situation légale d’un chômeur de la métropole et peuvent se faire rapatrier, un cautionnement ayant été déposé au départ d’Afrique. C’est le cas, par exemple, des 2.800 mineurs de fond qui étaient employés en octobre 1949 et qui sont venus avec un contrat de dix-huit mois.

Tout autre est la situation des Algériens, citoyens français pour qui la circulation est libre entre l’Algérie et la France. Ils viennent, au hasard des influences, des rumeurs, des fréquentations. « Si Mohamed a du travail, pourquoi pas moi ? », se dit Abd-el-Kader ; et il va où se trouve une adresse qu’on lui a écrite sur un bout de papier. Ainsi l’immigration se regroupe en France suivant les tribus d’origine. En 1930, le professeur Louis Massignon avait dressé une carte des tribus berbères habitant la région parisienne. Vingt ans plus tard, j’ai retrouvé aux mêmes endroits les mêmes tribus, celles des Biban à Gennevilliers, et de Dra el Mizan à Boulogne, etc … Le lien communautaire est, chez eux, beaucoup plus, fort que la simple solidarité professionnelle.

Il est impossible de dénombrer les Algériens en France ; au moins 300.000 et peut-être 500.000. Tout ce qu’on peut savoir, c’est qu’un peu moins de 100.000 étaient recensés comme travaillant effectivement au 1er octobre 1949 : 25.000 dans la région parisienne, 14.000 en Lorraine et dans le Jura, 18.000 dans le Nord et le Pas-de-Calais, 2.000 dans la Seine-Inférieure, etc … Les branches professionnelles où ils travaillent sont : la sidérurgie (25.000), les houillères (10.000), la mécanique (13.000), les travaux publics et le bâtiment (16.000), les produits chimiques (8.000), etc… Le nombre d’ouvriers agricoles permanents est infime. Nous verrons pourquoi ultérieurement. En Gironde, où ils sont mi-agricoles, mi-industriels, dans la vallée du Rhône et les Alpes, aux produits chimiques et aux constructions de barrage, ces travailleurs sont surtout saisonniers.

La statistique des Nord-Africains habitant le département de la Seine est tout aussi difficile à établir. Les chiffres des deux préfectures ne concordent pas et d’ailleurs leur valeur change chaque mois. En mai 1949, on comptait 600 étudiants, 1.900 membres des professions libérales. 8.000 commerçants, 30.000 ouvriers et 68.000 « flottants » ; au total 108.500 Nord-Africains recensés sur lesquels on comptait 7.000 Marocains et 1.500 Tunisiens. En fait, les « flottants » sont inévaluables et sont certainement plus près de 120.000 que de 60.000.

En novembre 1949, un autre sondage donnait les mêmes résultats, sauf une légère augmentation des Marocains et Tunisiens. Mais, en réalité, ces chiffres officiels sont au moins de 40 % au-dessous de la vérité probable. Si on les confronte avec ceux de l’époque 1930, qui fut celle avant la guerre du flux maximum, l’augmentation est au moins du double (en 1930 : 38.000 recensés et 65.000 probables.)

Or on admet que l’excédent des arrivées en France sur les départs est d’environ 3.000 individus par mois, sur lesquels au moins 2.000 se dirigent vers Paris ; de plus, comme nous le verrons, la plupart des sans-travail de province refluent vers la capitale. Il est donc impossible de fixer des chiffres précis.

(A suivre.)


(1) Cela représente au total plus de la moitié des salaires qui leur sont versés en France.

(2) Le nombre de ces femmes a augmenté sensiblement depuis octobre 1949.


ENTRE LE TRAVAIL ET LA DECHEANCE

SI les relations familiales jouent un rôle décisif dans le flux de l’immigration, si elles évitent au Berbère de mourir de faim sur le pavé de Paris, elles permettent parfois l’embauche directe à l’usine. Quand il y a un poste vacant dans une équipe, l’Algérien n’oublie jamais de recommander à son chef un frère ou un cousin. Quand un Algérien repart pour l’Afrique, il propose un proche parent à sa place. De très grandes entreprises recrutent ainsi directement sans s’adresser à un bureau de placement.

Celui-ci n’offre qu’une chance infime d’emploi à l’Algérien. Dans le 17e arrondissement dans le courant de novembre, un seul Algérien fut embauché sur 46 inscrits. Par ailleurs, il existe des bureaux de placement où systématiquement ils sont écartés au profit de n’importe quel étranger.

L’excuse est dans une soi-disant hostilité du patronat à l’emploi des Nord-Africains ; cette hostilité m’a paru surfaite et je crois qu’on la rencontrerait davantage parmi certains cadres moyens que dans la direction des entreprises. Ella a, dans la mesure où elle existe, sa source dans les récits des journaux sur les crimes ou soi-disant tels des Nord-Africains, et aussi dans la répulsion qu’exerce sur toute personne quelque peu égoïste le masque effrayant de la misère.

Le Nord-Africain, même quand il travaille, est toujours dans cette marge où le prolétaire et le gueux viennent se confondre ; il a constamment un pied dans l’indigence, ses vêtements usés, sa barbe mal rasée, son dialecte incompréhensible lui ferment les portes de ceux qui ne le connaissent pas. Ce mur fait de méfiance et d’hostilité est souvent difficile à franchir. (1)

J’ai cependant enregistré les appréciations élogieuses de directeurs d’entreprise sur la conscience professionnelle des ouvriers nord-africains. Comment d’ailleurs pourraient-ils se plaindre de la docilité et du courage d’hommes qui acceptent les emplois les plus pénibles et les plus sales pour lesquels on ne trouve guère d’ouvriers de la métropole ?

Exposé au feu des fonderies, au sable qui s’insinue dans les poumons, à l’action corrosive de carbures benzoïques, le Nord-Africain ne trouve aucune compensation ni dans un salaire élevé, ni dans un logement décent, ni – et c’est peut-être le pire ! – dans le respect qu’il devrait inspirer à ses camarades de la métropole.

Le nomade vit d’espérance

Les employeurs ont, paraît-il, tendance à préférer les Chleuhs marocains aux Kabyles algériens. Ils considèrent que les premiers s’adaptent mieux au travail et au climat dans la métropole. Il est dangereux d’épiloguer là-dessus étant données les conditions différentes d’emploi des uns et des autres. Les Marocains n’arrivent qu’avec un passeport et un contrat de durée définie.

Dans les houillères de France, les 2.500 Marocains y travaillant en octobre dernier étalent arrivés par tribus entières avec leurs chefs et des interprètes. Au contraire les Algériens sont embauchés au hasard des relations de voisinage ou de circonstances. Parmi les mineurs de fond algériens, 5.400 vinrent directement d’Algérie et 3.600 furent recrutés sur place de novembre 1945 à janvier 1949. Sont considérés comme stables 2.000 seulement, surtout dans les mines d’Alès et de la Grand-Combe, où ils ont fait venir leurs familles. Les autres restent quelques mois et disparaissent du jour au lendemain.

Le nomadisme, le « turn-over », comme disent les Anglo-Saxons, est répandu dans les industries au travail pénible et sale, et il affecte aussi les ouvriers français non qualifiés. Seule l’impossibilité de trouver un logement freine ce mouvement.

Pour l’Algérien sans famille, qui couche tous les soirs chez un compatriote différent, rien ne peut empêcher sa volonté de chercher ailleurs un sort meilleur à celui qu’il subit. C’est sa manière de résister à des pressions matérielles à peine tolérables, c’est aussi sa manière d’espérer …

Mais cette recherche d’un emploi et d’un minimum vital à travers la France empêche l’Algérien qui a quitté un travail de toucher une allocation de chômage. Il perd ses droits avec sa résidence. La loi n’est évidemment pas faite pour lui. J’ai rencontré parmi les indigents de la rue Lecomte, un garçon qui avait travaillé sept mois à Thionville dans la métallurgie. Il était venu à Paris sur la foi d’un vague renseignement concernant l’ouverture de nouvelles usines (?)

A la recherche du travail

Pour l’Algérien de Paris, boycotté par les bureaux de placement et qui n’a pas trouvé son sésame, il reste le bureau d’embauche que le ministère du Travail consacre, 26, rue de Picardie, aux Nord-Africains.

A deux pas de l’ancien Carreau du Temple, des groupes de Nord-Africains font la queue avant de franchir une porte vitrée qui s’ouvre sur une pièce étroite divisée par un comptoir. Des dizaines d’hommes se pressent (il en défile de 3 à 4.000 par mois). Un seul employé doit faire face à toutes les demandes.

Avec une bonne humeur et une vivacité toute sportive qui contraste heureusement avec ce que la bureaucratie a trop souvent d’inhumain, le dialogue suivant s’engage :

– Qu’est-ce que tu sais faire ?… Ah ! tu es compagnon peintre (l’interrogé fait un geste timide d’approbation).

L’employé, M. M … , se précipite sur un grand livre qu’il compulse fiévreusement et se redresse, l’air vainqueur.

– Tu connais la peinture au pistolet ?

Comment l’autre ne pourrait-il pas dire oui !

– Tu sais faire des raccords ?

Un oui très prudent lui répond.

– Tu n’es pas P1 (professionnel) ?

Un geste d’ignorance !

– Ça ne fait rien, tente ta chance, je t’envoie chez Simca.

L’intéressé ne dissimule plus sa joie. Malheureusement, il faut une carte d’identité et il a perdu la sienne.

La Préfecture demande huit jours pour la lui rétablir.

Voilà Simca et la peinture qui s’envolent !

Mais M … n’est pas dépourvu de ressources ; il écrit deux lettres de recommandation : l’une pour obtenir de M. X … , à la Préfecture, une attestation d’identité ; l’autre pour le directeur du personnel de Simca.

– Naturellement, je mets « très bon élément » pour ce qui te concerne, ne me fais pas mentir ! Au suivant ! ajoute-t-il.

Le suivant a travaillé dans les mines du Nord. Une belle affiche sur le mur où l’on voit un mineur costaud avec cette légende : « Devenez mineur, premier ouvrier de France », n’a pas l’air de l’impressionner.

– Aujourd’hui, les premiers sont les derniers, doit se dire le mineur.

M … se plonge à nouveau dans son grand livre qu’il doit connaître par cœur. Que peut-on offrir à un ancien mineur sur la place de Paris ?

Ah, voilà ! M … a une illumination.

– Veux-tu être nettoyeur de chaudière ? Va chez S … à La Courneuve. Présente-toi au chef de chantier, il est gentil et te trouvera bien un petit boulot.

Acceptons-en l’augure, en échange d’un billet de recommandation.

Et ainsi de suite. Chaque minute, M … donne des coups de téléphone à l’usine A … ou au chantier S … ; M … supplie un dieu invisible à l’autre bout du fil :

– J’ai un Algérien, il est ancien combattant, il a trois gosses avec lui. Avez-vous une petite place ?… Il fera n’importe quoi !…

Le dialogue recommence quatre fois, cinq fois. Dans la salle, tout le monde attend anxieusement. Les autres sortent de leur indifférence : la cause de ce malheureux père de famille est devenue la leur ; son cas est un symbole. Enfin les aciéries de Gennevilliers ont accepté ! Un grand soulagement détend tous les visages.

Malheureusement ce n’est pas le cas général. Des usines après avoir accepté le candidat ne veulent plus rien savoir de lui. A d’autres, sans travail, M … doit dire de repasser la semaine prochaine. Quand il n’a rien à offrir, il ne ferme jamais la porte à l’espérance.

Les bonnes paroles font vivre …

Dans la Seine, il y a 22.500 salariés algériens qui sont recensés. Avec les clandestins, et ceux qui donnent « un coup de main », il y a peut-être 30.000 salariés, à peu près un sur quatre Algériens habitant le département.

– Il n’y a pas seulement les chômeurs de la région parisienne, me dit M. Lamy, directeur du Centre de main-d’œuvre, la province nous en envoie tous les jours sous prétexte qu’il y a toujours du travail à Paris. C’est une façon pour les administrations locales de se débarrasser des Algériens qu’elles n’apprécient guère. Ces malheureux perdent leurs allocations familiales et leurs secours de chômage …

Nous manquons de moyens, avec seulement quatre contrôleurs sociaux pour trois départements qui doivent parfois visiter des fermes éloignées de tout transport.

A côté du bureau de placement existe, rue de Picardie, un service de la Sécurité sociale et des allocations familiales qui prend en main les dossiers en retard ou incomplets. Entre les lois de la métropole et colles de l’Algérie, le travailleur est laminé comme nous le verrons plus loin !

Avec une bonne volonté et un courage évidents les bureaux de la rue de Picardie font un gros effort avec peu de gens et de moyens d’action. Mais comme nous l’avons déjà dit, on ne vide pas l’océan avec une petite cuiller.

(A suivre.)


(1) Un sondage exécuté il y a quelques années par l’I.F.O.P. pour connaître l’opinion moyenne des Français sur la venue de travailleurs nord-africains donnait les résultats suivants :
Favorables : 18.
Hostiles : 50.
Indifférents : 32.


LA NUIT D’UN « CLANDESTIN »

Sans argent, parfois sans papiers, c’est chez un compatriote que le Nord-Africain trouvera le plus souvent une paillasse et un bol de soupe.

La solidarité n’est pas pour les Algériens une formule abstraite et la générosité et l’hospitalité du Berbère sont connues. Moins il a, plus il donne. Jamais il ne mange seul devant un homme qui a faim, jamais il ne refuse sa porte à un sans-logis.

Nous verrons à quel point les travailleurs font vivre sur leur salaire misérable leurs frères sans emploi. La statistique est brutale : un homme en moyenne en a trois autres à sa charge.

A Gennevilliers, dans un débarras où s’entassaient avec des objets hétéroclites, lits-cages et paillasses, j’ai vu un de ces vagabonds dormir, le béret sur les yeux, le col du manteau relevé sur le menton. Il était 7 heures du soir. A 8 heures il avait une soupe et à 9, il devait rendre son matelas pour courir Paris toute la nuit : à Pigalle, il y a des portières à ouvrir, à défaut du paquet de cigarettes aujourd’hui dédaigné.

Aux Halles, il y a un sac à porter – pas trop lourd, il faut l’espérer – contre un café. Puis si le sommeil l’emporte, on dort debout contre une porte cochère. Si l’on s’étend par terre ou sur un banc, on est sûr d’être cueilli par la police.

La bonne solution est de trouver un copain chez qui il y a un peu de place, mais leg hôteliers ne se couchent pas toujours tôt, il faut attendre et entrer discrètement les souliers à la main et repartir de même au petit jour.

Ainsi vivent des milliers de « clandestins » que l’administration ne peut recenser. Ceux-là ont déjà un pied dans les bas-fonds et un emploi régulier qui pourrait seul les en sortir est d’autant plus difficile à obtenir qu’ils possèdent peu ou pas de papiers d’identité et qu’ils ne peuvent fournir aucun certificat de domicile.

Un asile de nuit

A Gennevilliers, avenue Gabriel-Péri, un Kabyle Djioua tient un café-hôtel, ou plutôt un asile de nuit pour ses compatriotes. Dans la salle, on consomme peu ; des sans-travail, las de courir inutilement à droite et à gauche y jouent au domino autour d’un poêle ronflant. La nuit on y dort partout.

Les paillasses s’entassent de la cave au grenier, et comme c’est encore insuffisant pour la foule des miséreux, il reste encore la salle de café. A 2 heures du matin, le bec de cane est enlève, l’électricité coupée, la foule somnole sur les banquettes, sur les tables et sous les tables ; les moins chanceux s’écroulent sur leurs chaises. Djioua, que ses camarades du coin affectionnent particulièrement, donne à ses « pensionnaires » la soupe et les patates, et il en inscrit les frais sur sa grande ardoise.

Des milliers de francs de dettes seront en principe réglées par les billets des futures quinzaines, mais le travail est si hypothétique que je doute avec Djioua lui-même qu’il soit jamais complètement indemnisé. En attendant, comme le marin colmate les fissures de son navire, il fait front, tant qu’il peut, devant l’inondation croissante de la misère.

Chez les indigents de la rue Lecomte

Dans une école désaffectée, 6, rue Lecomte, la Préfecture de la Seine entretient un centre d’hébergement pour indigents, le centre Bouchafa-Salah, qui offre un lit et les repas gratuits à soixante-seize Nord-Africains indigents. Le durée du séjour ne peut excéder un mois. Un millier environ sont passés officiellement par ce centre durant l’année 1949.

C’est dire que nous sommes encore dans le domaine des œuvres au compte-gouttes !

Je suis passé rue Lecomte après 6 heures du soir. Les pensionnaires y achevaient de dîner : un potage, un ragoût de légumes et un peu de confiture. Le matin, ils ont un café et quinze grammes de sucre. A midi, 120 grammes de viande qui peut être remplacé par du poisson ou un œuf, un plat de légumes et un dessert, enfin 500 grammes de pain par jour. Le réfectoire à table de marbre, aux murs clairs, la cuisine aux murs blancs étaient propres et lumineux. Deux cuisiniers berbères y prenaient leurs repas. L’atmosphère était celle d’une cantine d’école bien tenue.

Traversant une cour peu éclairée où des groupes d’Algériens s’agglutinaient dans l’ombre, je parvins à un dortoir de trente-huit lits, construit dans l’ancien préau du groupe scolaire. L’atmosphère y était grise et humide ; sur le sol ciments et lavé à grande eau, des mares stagnaient. Les lits d’hôpitaux serrés les uns contre les autres comportaient une paillasse nue sans draps des deux couvertures réglementaires sont distribuées le soir à chacun et reprises au lever). A une extrémité, séparée du dortoir par une porte battante, un local avec des bacs à ablution et des latrines dont l’odeur s’insinuait depuis quelque peu parmi les lits.

En me retournant, je me trouvai au milieu d’un croupe d’Algériens se demandant sans doute quelle mission je venais remplir parmi eux. Brusquement chacun veut parler le premier, exposer son cas. Plusieurs me mettent sous le nez des certificats à l’en-tête des « Amitiés nord- africaines » qui portent dans l’angle un faisceau de drapeaux tricolores : ils attestent qu’ils ont fait la guerre, mérité telle ou telle décoration, obtenu tel grade dans l’armée de la Libération. Pour eux, ce papier symbolise le droit au travail ; il atteste que la France a pris un engagement envers eux. Ils ne veulent pas comprendre que ce papier ne leur ouvre aucune usine, qu’il ne leur fournit aucun droit, et ils éprouvent le sentiment d’une immense injustice.

D’autres me tendent d’anciens certificats de travail ; ils viennent de Lorraine, de Saint-Etienne, du Nord, etc … Le tour de France de la faim ! Pourquoi sont-ils là ! Les fonctionnaires et employeurs provinciaux se débarrassent d’eux en créant la légende d’un Paris miraculeux, ruche bourdonnante où le miel abonde. L’un me dit timidement : « Je suis veuf, j’ai trois enfants qu’un ami a recueillis rue Lhomond, trouvez-moi quelque chose, s’il vous plaît. » Hélas, je n’ai aucun pouvoir : je n’ai là que des yeux et des oreilles.

Où voulez-vous que j’aille ?

Un peu plus loin, le directeur du service des Affaires nord-africaines, M. Destrebecq, est entouré de quelques Nord-Africains. L’un d’entre eux prend la parole et demande au nom de ses camarades que l’heure du diner soit reculée, car beaucoup, après avoir fait la queue dans des bureaux d’embauche ne trouvent plus rien à manger en rentrant au centre après 6 heures. Après discussion, le diner est reculé d’une demi-heure.

J’entends une voix qui crie : « Où voulez-vous que j’aille ? Mettez-moi en prison », le règlement ne permet pas de rester plus d’un mois, même si on n’a rien trouvé.

– On assouplit le règlement, me dit le directeur, mais on n’évite pas des drames au moment du départ. Ceux qui ont trouvé du travail, avant la fin de leur mois, je les garde jusqu’à leur première paye et leur donne chaque jour un casse-croûte. En plus, nous servons à des isolés une vingtaine de repas par jour. Mais ce qui est effrayant, c’est le nombre des hébergés clandestins que leurs camarades d’ici amènent le soir. Il y en a eu jusqu’à soixante-dix qui se dissimulaient sous les lits. Il fallut prendre des mesures de surveillance, faire les pointages, mais il est impossible d’empêcher les infiltrations des clandestins.

La honte du rapatriement

Quand ces malheureux n’arrivent pas à trouver du travail, demandent-ils leur rapatriement en Algérie ?

– Assez rarement. Ils préfèrent rester ici le plus longtemps possible.

Et le directeur me raconte le détail suivant :

– L’autre jour, j’avais obtenu du ministère un passage gratuit Paris-Alger pour quatre Algériens qui voulaient se faire rapatrier. On les met dans le train à la gare de Lyon. Quinze jours après j’en retrouve un, rue Lecourbe : il avait sauté du train à son départ.

Pourquoi cet acharnement à s’accrocher à une ville qui les repousse sans leur offrir un gîte et du pain ? La première réponse est qu’ils ont plus de chance de travailler à Paris qu’en Algérie. N’oublions pas que sur un million de familles paysannes musulmanes 600.000 sont dans le dénuement.

La deuxième réponse est dans la fierté du Berbère. Revenir chez lui après être parti, plein d’espoir, après avoir souvent bluffé sur sa vie réelle, et avoir décrit à sa famille un emploi imaginaire, constitue une humiliation vis-à-vis de sa femme et de ses voisins, sans parler de l’usurier à qui il a hypothéqué son terrain en partant. Souffrir n’importe quoi sauf une atteinte de prestige ; tel est un des piliers de la morale berbère.

Ceux qui rentrent, ont travaillé, et rentrent à leurs frais. Dans les mines, la plupart retournent en Algérie au bout de deux ans, au risque énorme de ne plus retrouver de travail à leur retour. Le désir de revoir les leurs est plus fort que l’appât du gain.

Pour les sans-emploi, les formalités de retour gratuit ont été simplifiées par l’administration. Autrefois, il fallait avoir travaillé pour être. rapatrié. Cette anomalie qui créait un privilège pour ceux qui en somme avaient le moins de besoin d’être aidés a disparu. Aujourd’hui, il suffit, avec un certificat médical d’inaptitude au travail (ce qui est pure formalité) de prouver que l’on est ou chômeur secouru ou simplement demandeur d’emploi depuis six mois (depuis un mois pour les plus de 50 ans, décret du 27 septembre 1949). Limitation charitable au calvaire de ceux qui n’ont rien.

(A suivre.)


Les « privilégiés de la misère »

LORSQUE LE NORD-AFRICAIN REUSSIT A OBTENIR UN EMPLOI STABLE ET A FONDER UN FOYER, IL NE VEUT PLUS RETOURNER DANS SON PAYS

LE mot sonne faux dans cet océan de détresse. Il est cependant exact. La misère comme la fortune a ses « privilégies ». Je réserve ce terme pour celui qui possède à la fois un salaire, un foyer, une famille vivant avec lui ; pour celui qui a cessé – au moins momentanément – d’être un errant solitaire et qui s’est fixé, même dans une banlieue sordide.

Celui-là s’est élevé à la dignité de prolétaire. Sédentaire, comme son frère de la métropole, il subit la même exploitation que lui, mais en revanche il a les mêmes droits que lui, touche les mêmes allocations familiales, les mêmes secours de maladie et de chômage. Socialement parlant, il n’est plus l’Africain déraciné qui suscite les grimaces des bureaux d’embauche. Qu’est-il donc devenu ?

A Gennevilliers, la route laisse à droite une usine rougissant dans la nuit. Des terrains vagues et quelques maisonnettes ! Voici, à gauche, un groupe de maisons à deux étages : briques et torchis ; elles se serrent frileusement autour d’une cour étroite et humide ; ce tassement est d’autant plus absurde que ce coin de banlieue est plutôt dépeuplé.

Un foyer musulman

Au rez-de-chaussée : une chambre et une cuisine. Ahmed A … me reçoit, avec ses deux aînés, des petits garçons aux cheveux blonds et au teint clair de 11 et 8 ans. Dans la chambre à côté, son troisième enfant – 4 ans – tousse dans son petit lit. Sa femme s’exprime difficilement en français. Elle nous sert du vin.

– Je suis né à Sidi-Aïch, dans la commune mixte de la Soummam. Mon père y était artisan, mais cela ne l’empêchait pas de cultiver quelques figuiers et oliviers ; dans les années pas trop sèches il récoltait aussi un peu de blé. L’école de Sidi-Aïch ne comprenait, de mon temps, qu’une seule classe de garçons. Maintenant elle en a quatre. Ceci, pour une population de vingt mille habitants environ. Vous pensez si j’ai eu de la chance ! Après j’ai été en apprentissage où j’ai appris le travail de menuisier et de sculpteur sur bois. En 1939, j’arrivais à Paris, laissant ma femme et un enfant.

– Pourquoi ?

– Il n’existait pas de travail dans ma profession en Algérie. A Paris, non plus, il n’y avait pas de travail et j’avais erré six mois sans avoir rien trouvé quand la guerre éclata. Envoyé en Syrie dans un régiment d’artillerie, j’étais démobilisé en 1940. En 1942 je revenais encore à Paris et je m’engageais comme manutentionnaire à la S.N.C.F. Un jour, m’approchant d’un car électrique dont les accus étaient en chargement, le conducteur me lança : « T’occupe pas de ça. Tu n’y connais rien ! » J’étais profondément vexé. Six mois après, je passais un essai de menuiserie et je rentrais aux ateliers d’entretien. J’y suis encore. Ayant trouvé cette bicoque, j’y faisais venir ma femme il y a trois ans.

– Et aujourd’hui vous êtes professionnel à la S.N.C.F. ?

– Oui, j’ai même eu le plaisir de montrer à mon conducteur d’autrefois que j’en savais plus long que lui en menuiserie. Nous sommes très copains maintenant !

– Et vos parents ?

– Ils sont toujours à Sidi-Aïch. Je leur envoie trois mille francs par mois.

Ici ce n’est pas brillant mais mieux que là-bas tout de même

Je regarde le logement trop petit pour cette famille de cinq personnes : les deux aînés couchent dans la cuisine sur un canapé que l’on allonge pour en faire un lit. Le troisième hurle dans la chambre à coucher de ses parents. Ce sont là des conditions déplorables, mais pas très différentes, il est vrai, de celles de nombreux travailleurs parisiens ; et je demande :

– Ne regrettez-vous pas d’avoir fait venir votre famille à Paris ?

– Certainement pas. Là-bas, les gosses n’iraient pas à l’école, surtout en mon absence ; ma femme y toucherait par mois – avec quelque retard – 5.625 francs d’allocation familiale. Ici nous recevons chaque mois 13.650 francs. Evidemment, les enfants s’enrhument facilement : cette cuisine, les chauds et froids, la cour humide, ce n’est pas brillant. Mais là-bas, il n’y a ni médecins, ni sages-femmes et l’hôpital est à 50 km. ! Alors vous comprenez ?

Je comprends d’autant plus facilement que j’ai vu chez les solitaires, qui ont tout laissé en Afrique, l’amère tristesse des déracinés contraints de vivre hors du temps pour ne pas en sentir le poids oppressant sur leurs épaules.

J’ai laissé A … et son foyer pour courir à 1.500 mètres de là chez Dr … Jardinet et petite maison. Dr … est arrivé en France en 1926. D’abord manœuvre dans une fonderie en Lorraine, il vint à Paris en 1928. Aujourd’hui, il travaille dans le caoutchouc et est chef d’équipe. Il est marié à une Parisienne, ouvrière chez Simca. Ses parents sont à Beïda, près de Sétif : ils y cultivent légumes et fruits. Dr … évoque cela comme un souvenir d’enfance. L’Algérie lui est devenue lointaine dans l’espace et le temps …

B … est arrivé en France il y a dix ans. Maintenant, il est ouvrier spécialisé chez Chausson. En 1946, il s’est marié avec une musulmane d’Alger et l’a ramenée avec lui. Une idée fixe : le rendement et la crainte d’être débauché. Parmi les nouveaux venus, l’usine a fait des coupes sombres. Lui a heureusement de l’ancienneté. Chez Chausson, il y a, paraît-il, quelques professionnels déjà anciens. Ceux-là sont fixés définitivement et jamais ne retourneront en Algérie.

Combien sont-ils dans ce cas ? Une infime minorité. En 1930, Louis Massignon avait trouvé sur 60.000 Algériens, 20 ménages musulmans, 700 ménages légaux franco-musulmans et environ 5.000 concubinages, en tout dix pour cent. En 1943, sur les 10.000 Nord-Africains restant à Paris, il y avait 2.000 ménages.

Aujourd’hui pour asseoir un ménage, il faut deux choses : un logement et la sécurité de l’emploi. Les Algériens ne possèdent ni l’un ni l’autre, dans leur écrasante majorité. Cependant, nous verrons plus tard que certains passent par-dessus tout pour avoir au moins l’illusion d’un foyer …

L’illusion de la sécurité

L’infime minorité qui s’est construit un foyer ne tient guère à revivre sur la terre d’Afrique, d’autant moins qu’elle est en France depuis longtemps. Elle a échappé au cycle infernal de la misère algérienne et est parvenue à ce stade, qu’on peut appeler supérieur sans ironie, de la misère européenne. Par rapport aux errants, elle est privilégiée comme la France est privilégiée par rapport à l’Algérie.

(A suivre.)


LA TUBERCULOSE DECIME LES TRAVAILLEURS ALGERIENS

Dans une entreprise chimique de la banlieue parisienne, le nombre des Nord-Africains touchés par le terrible mal est huit fois plus élevé que celui des ouvriers parisiens travaillant dans les mêmes conditions

L’ABSENCE de logement convenable, la sous-alimentation chronique entraînent inévitablement dans leur sillage la tuberculose. Il était à prévoir que les travailleurs nord-africains n’y échapperaient pas. A la tribune du Conseil général de la Seine, des orateurs ont parlé de 35 % de tuberculeux dans la population nord-africaine du département. Ce chiffre paraît exagéré, mais néanmoins la tuberculose décime impitoyablement les rangs des immigrés. D’où vient le terrible fléau ?

Des témoignages sérieux nous montrent que l’intrusion française en Afrique a amené dans ses bagages une recrudescence de la maladie. Dans son livre, Louis Chevalier nous rapporte que

« les médecins fixés bien avant l’établissement de notre protectorat dans l’Empire du Moghreb considéraient cette partie de l’Islam comme presque totalement vierge d’imprégnation bacillaire ».

Louis Chevalier, dans le même livre, écrit :

« La carte de l’émigration et celle de la tuberculose se recouvrent. »

Ainsi le mécanisme du développement de la tuberculose est simple. L’immigrant arrive sain en France, à son premier voyage. Il y contracte le mal parfois assez rapidement et il retourne dans son pays en contaminant ses proches. Bien des causes expliquent cela. Ainsi que me le faisait remarquer le Dr Somia, de l’hôpital franco-musulman, l’Algérien est sensible « comme un nourrisson », il représente un terrain neuf et peu apte à résister au bacille de Koch. Différence de climat d’abord : le paysan berbère passe brusquement d’une atmosphère sèche et riche en oxygène à l’air humide, chargé de gaz carbonique et de poussières virulentes, qui baigne nos villes industrielles. Il passe aussi d’une nourriture végétarienne et assez fruitée à des ragoûts graisseux, cuits dans des casseroles sales. Enfin, il vient d’un logement pauvre, mais aéré, à un taudis sans air ni lumière.

Promiscuité, sous-alimentation, travail malsain …

Saleté, promiscuité et sous-alimentation sont en effet les grandes causes provoquant l’infection bacillaire : terrain physiologique appauvri et facilité de transmission expliquent les ravages de la maladie. Ajoutons-y le travail pénible et salissant dans certaines industries chimiques, et enfin les variations brusques de température ; l’Algérien sort de sa fonderie, où il a passé sa journée devant un four brûlant, et, le soir, grelottant dans son veston usé, il s’en retourne à une chambre glacée ; la broncho-pneumonie le guette et prépare le terrain au bacille.

Cependant, à travail comparable, le Nord-Africain est plus sensible que son camarade parisien. Dans une entreprise chimique de la banlieue parisienne, j’ai pu constater que le nombre de N.-A. touchés par une affection tuberculeuse était huit fois plus élevé que celui des ouvriers parisiens travaillant dans les mêmes conditions. Cet écart formidable est donc dû à la différence des conditions physiques de vie plutôt qu’à la nature des travaux effectués.

Avant de saisir sur le vif le sort des tuberculeux en France métropolitaine, il est indispensable de savoir quelle est la situation sanitaire réelle de l’Algérie. Nous n’en comprendrons que mieux la nature du drame des Algériens en France.

L’Algérie désarmée contre la tuberculose

Un rapport du Dr Lévy-Valensi estime qu’il y a autant de tuberculeux en Algérie qu’en France métropolitaine, c’est-à-dire environ 400.000, pour une population cinq fois moindre. Même proportion pour les guérisons : le pourcentage des cas mortels est quatre à cinq fois plus élevé pour les Musulmans que pour les Européens. La loi Honorat (7 septembre 1919), rendant obligatoire pour les départements la création de sanatoriums, ne reçut pas d’application en Algérie ; l’administration se contenta de passer des contrats avec des sanas métropolitains pour y faire hospitaliser les citoyens algériens.

Peut-on rapatrier les travailleurs algériens qui contractent la tuberculose dans la métropole ? Les faits précédents répondent à cette question : renvoyer chez eux des Algériens mal guéris ou pas guéris du tout, c’est accélérer la contamination dans la population restée saine. Ni l’équipement pour dépister ou pour hospitaliser les malades, ni la politique sociale actuellement en vigueur, ni le niveau de vie des populations ne peuvent permettre un arrêt sérieux du fléau. Il serait donc souhaitable que les travailleurs ayant contracté la tuberculose sur notre continent puissent être soignés en France même. Tel est le problème qui se pose à nous.

(A suivre)


LE TRAVAILLEUR NORD-AFRICAIN N’EST PAS PROTEGE CONTRE LA TUBERCULOSE

Aucune statistique, pas assez d’hôpitaux insuffisance de la prévention et des soins de convalescence font de l’Algérien de la métropole une proie facile pour le fléau.

Ce grave problème de la tuberculose chez les Nord-Africains de la métropole, le docteur Somia, qui dirige le service des tuberculeux à l’hôpital franco-musulman, me l’a longuement expliqué. Entre Bobigny et La Courneuve, ce magnifique bâtiment déploie ses façades vitrées, entouré de pelouses ou des arbustes récemment plantés attestent la jeunesse de l’œuvre. Une vaste antichambre et de longs couloirs aux murs revêtus de contreplaqué font penser à un grand hôtel touristique. Cela vaut mieux que ces locaux tristes et froids qu’éveille en ma mémoire le mot d’hôpital. La lumière ouatée d’un jour d’hiver pénètre partout. Les chambres claires d’un à cinq lits, les salles communes divisées en box de quatre lits s’ouvrent sur des terrasses aménagées en solarium pour les beaux jours.

Le docteur Somia me reçoit au service des tuberculeux. Tunisien et fils d’un artisan musulman, il doit à son instituteur laïc et à son courage personnel d’être devenu médecin.

– Je n’ai ici, me dit-il, que quatre-vingts lits et vous avez pu voir que c’est plein. Ce chiffre est ridicule, même si on ne tenait pas compte des malades européens que nous soignons au même titre que les musulmans. Il nous faudrait cinq mille lits pour tuberculeux nord-africains dans le seul département de la Seine et j’estime, d’après le dépistage organisé rue Lecomte, au dispensaire de Boulogne, à l’usine Renault etc., qu’un quart de la main-d’œuvre nord-africaine avait été touchée en mil neuf cent quarante-huit.

« Les conditions de vie qu’il trouve ici provoque, généralement au bout de deux ou trois mois, une primo infection grave.

L’évolution en est foudroyante : le parenchyme pulmonaire est atteint immédiatement.

« Le malade doit être hospitalisé ; alors commence le calvaire ! »

Interrompant le docteur Somia, je lis dans mes notes :

« M. A … , hémoptysique, ouvrier chez Renault, fait cinq hôpitaux sans trouver de place. Entre dans un sanatorium de la « Renaissance sanitaire », en janvier 1949, il sera, ensuite envoyé d’urgence à Bichat, d’où il sortira en septembre dernier, les deux poumons pris.

Souvent, il n’y a effectivement pas de place pour le pulmonaire, mais on me cite des directeurs d’hôpitaux qui répondent systématiquement aux médecins des dispensaires nord-africains qu’il n’y a pas de place quand il s’agit de Nord-Africains.

Dans les hôpitaux où ils sont reçus, le personnel ne comprend pas l’arabe ; ils restent alors isolés et reçoivent peu de visites médicales.

– On pourrait remédier à cela, dit le docteur Somia, en dirigeant systématiquement les Nord-Africains vers les hôpitaux où existent, parfois assez nombreux, des étudiants en stage parlant l’arabe. Ils rempliraient un rôle utile d’intermédiaires.

– Combien de temps gardez-vous les malades ?

– Deux mois à deux mois et demi, me répond le docteur Rejou, interne à l’hôpital franco-musulman et spécialiste de la streptomycine sur laquelle il vient de faire sa thèse. Il y a deux ans, il n’y avait pas de limite : il en mourait neuf à dix par semaine et les survivants, il fallait bien les mettre dehors pour faire de la place. Aujourd’hui la streptomycine les guérit radicalement en deux mois et demi environ et nous n’avons plus guère qu’un décès par mois.

La convalescence est un problème sans issue

Mais si la science a fait un immense progrès, l’organisation sociale est complètement défaillante. Le Nord-Africain qui sort convalescent de l’hôpital est dans une situation sans issue.

S’il n’est pas redevable du sanatorium, il lui faut prendre cinq à six mois de repos pendant lequel une surveillance régulière doit être exercée.

Le retour en Afrique est une catastrophe pour lui et sa famille. Il perd automatiquement le congé de longue maladie que lui octroyait la Sécurité sociale : sa famille ne touche plus d’allocations ; enfin – et c’est plus grave – en retournant dans sa famille, dans un pays où la surveillance médicale est nulle, il risque la rechute et contamine tout le monde.

Le fléau s’étend …

– Peut-il rester en France ?

– En principe oui, mais dans quelles conditions ! Il n’existe aucune maison de repos, aucun présanatorium pour lui. Il n’a pas de famille à la campagne : il réintègre le taudis, l’atmosphère humide et noire avec la promiscuité. Il touché le secours de la Sécurité sociale, mais sa famille ne recevant plus rien, il se remet à travailler, et tout recommence ! La deuxième fois, la guérison devient plus problématique et la contamination joue son rôle.

Quant à ceux qui doivent entrer dans un sanatorium le même problème se pose. Ils attendent parfois six mois mais avant d’avoir une place, et pendant ce temps, impitoyablement chassés des hôpitaux, ils retournent au taudis.

Il ne s’agit pas là d’une exception mais d’une règle quand on saura qu’en juin-juillet 1949, 45 % des candidats au sana étaient des Nord-Africains. Malgré cette importante proportion, beaucoup de musulmans hésitent à entrer dans un sanatorium où ils se sentent isolés et incompris dans une sorte d’antichambre solitaire de la mort. Aussi, nombreux sont ceux qui disparaissent leur traitement inachevé. Nomadisme invétéré diront certains ! Je dirai plutôt : nécessité urgente de toucher un salaire pour soi, une allocation pour les siens et aussi horreur de la solitude que nous avons toujours constatée chez les Algériens, horreur que la conscience du mal qui les ronge ne peut que décupler.

On ne sait pas le nombre des malades à Paris

Nous avons vu que le nombre approximativement exact d’Algériens reste un mystère. Le 1er novembre dernier, la Préfecture de police avait recensé, dans les vingt arrondissements de Paris, 37.800 Algériens et dans les communes de la Seine, 50.200, mais ces chiffres doivent être grossis, selon toute vraisemblance de 40 à 50 %.

Le nombre des Algériens malades est alors doublement mystérieux. Aucune statistique régulière n’est faite dans les hôpitaux ni les dispensaires. Le ministère de la Santé publique, la Préfecture de la Seine ne disposent d’aucun chiffre. Il est donc impossible actuellement de mesurer la contribution des Algériens à la mortalité par tuberculose.

On peut toutefois constater, en utilisant les chiffres de la P.P. que 900 Algériens seulement résident dans les quatre arrondissements (8e, 16e, 1er, 6e) ayant une mortalité inférieure à 40 (chiffre de 1948) alors que 16.500 habitent dans les huit arrondissements (2e, 4e, 11e, 13e, 14e, 18e, 20e) ayant une mortalité supérieure à 65 (moyenne pour Paris : 56). En banlieue (coefficient moyen 61), les principales communes peuplées d’Algériens sont dans l’ordre décroisant : Nanterre (coefficient : 140) avec 5.500 Algériens ; Boulogne (coefficient : 66) avec 5.000 ; Gennevilliers (coefficient : 87) avec 4.000 ; Saint-Denis (coefficient : 91) avec 3.500 ; Clichy (coefficient : 82) avec 3.000, etc … Dans toutes ces communes on eut affirmer, sans connaître les chiffres, qu’un fort pourcentage de tuberculose est fourni par les Algériens.

Comment arrêter le fléau ?

– Ce qu’il faudrait, me dit le docteur Somia, ce serait d’abord créer un fichier central, que l’on pourrait installer avec une infirmerie de cent lits au siège de la rue Lecomte. La police avait su créer un fichier pour ses besognes, nous devons en avoir un sur le plan sanitaire.

Tous les cas lui seraient signalés par les hôpitaux, les dispensaires, les infirmeries d’entreprises, etc … Inversement, on signalerait en Afrique du Nord les malades en voie de rapatriement, afin qu’un minimum de précautions sont pris.

Chaque consultant devrait recevoir un carnet de santé qui serait sa carte d’identité sanitaire. Il y trouverait des conseils pratiques sur la tuberculose, la syphilis et le trachome et devrait le présenter aux médecins traitants.

Pour les ouvriers à contrats, la vaccination préventive par le B.C.G. devrait être obligatoire. Ce serait facile dans le cas des Marocains et Tunisiens qui partent en groupes et dont le voyage serait ainsi retardé de deux mois pour permettre une immunisation totale.

Tout ceci concerne la prévention. Celui de la guérison est bien plus social que médical : création de présanatoria où le Nord-Africain pourrait passer sa convalescence sans contaminer sa famille ou ses camarades.

(A suivre.)


Problème n° 1 : créer des écoles en Afrique du Nord

MOINS DE 10 % DES ENFANTS D’ALGERIE BENEFICIENT DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE

Et le travailleur nord-africain illettré ne peut recevoir aucune formation professionnelle

QU’EST-CE que tu sais faire ? Question indiscrète, question fatale posée à celui qui bat le pavé à la recherche d’un emploi.

La réponse vient suivant le tempérament de chacun. L’un se perdra en des explications sans fin et sans fondement, un autre bredouillera quelques mots inarticulés, un troisième se contentera d’un sourire amer, d’un geste vague et résigné, et ainsi de suite. Telle est la dure loi de l’embauche.

Le règne de l’analphabétisme

Les Nord-Africains, et particulièrement les Algériens, n’ont dans leur quasi unanimité aucune formation professionnelle (1), mais, fait plus grave, il leur est très difficile d’en acquérir une, car ils ne connaissent pratiquement aucune langue écrite. Il n’y en a pas 7 ou 8 % qui savent lire ou écrire le français, et encore moins qui savent l’arabe.

La cause en est dans le régime d’analphabétisme qui règne en Algérie (et au Maroc). En 1944 sur 7.500.000 musulmans, dont 1.250.000 enfants d’âge scolaire, seulement 110.200 recevaient l’instruction primaire, soit 9 %. Un grand plan de scolarisation fut dressé qui aurait permis d’aménager vingt mille classes recevant un million d’élèves en 1965. Même si ce plan était en voie de réalisation il n’aurait pas résolu le problème de l’instruction générale et obligatoire si on tient compte du fait que la population scolaire aurait alors augmenté de quatre à cinq cent mille âmes en vingt ans. Comme ce plan n’a aucune chance dans le régime actuel d’être appliqué, il nous suffit de constater que pendant des années l’instruction n’atteindra pas sensiblement plus de 10 à 15 % du total des enfants musulmans.

Dans la plupart des villages d’où viennent les travailleurs kabyles, il n’y a pas d’école et la question ne se pose pas. Mais quand il y en a, la scolarité de leurs enfants cause de graves soucis à ceux qui travaillent en France. L’inscription d’un enfant à l’école dépend beaucoup des rapports personnels entre son père et l’administration ou l’instituteur. On sait trop que les absents ont toujours tort et il est à craindre que les enfants des émigrés n’en pâtissent.

Quant à l’enseignement professionnel algérien, il en est à prononcer ses premiers balbutiements. Louis Chevalier dans son livre déjà cité écrit :

« Ainsi l’Algérie consacrait (en 1940) moins de un franc par tête et par an à l’enseignement professionnel et cela dans un pays où il n’y a ni cadres, ni réserves, ni aucune formation professionnelle même familiale. »

Les Documents édités par le gouverneur général Yves Chataigneau signalaient qu’en 1946, à Bône, ville de 100.000 habitants dont 40.000 musulmans, il y avait sur 300 élèves à l’école professionnelle seulement 23 élèves musulmans, etc … A Alger et Oran, on forme au plus 300 à 400 professionnels par an …

Il est donc impossible de se contenter d’admettre les manœuvres algériens dans les cours de formation professionnelle accélérée à côté de leurs camarades français. Le Berbère est au début totalement inadapté ; déjà, dans sa vie paysanne, il a rarement eu l’occasion de piquer des bœufs et de conduire une charrue brabant ; ignorant la précision et la vitesse, il est écrasé par le rythme du machinisme industriel. Enfin son ignorance du français constitue une barrière insurmontable pour un enseignement technique moderne qui n’a plus rien à voir avec la tradition orale chère aux artisans du temps passé.

Ecoles privées et écoles publiques

La Régie Renault qui emploie près de 3.000 Nord-Africains dont plus de 2.000 sont totalement illettrés a inauguré en octobre un premier cours de français où près de 150 élèves se sont inscrits. Chaque soir après le travail, les élèves étudient sous la direction de M. Zighem, professeur à la Mosquée. J’ai eu le privilège d’assister à un de ces cours qui avait lieu dans un réfectoire désaffecté de l’usine et j’ai constaté l’extrême application d’hommes de 25 à 40 ans pour lire et écrire nos diphtongues. Une petite minorité savait écrire l’arabe et se reconnaissait de suite à sa manière de calligraphier en les ornementant les lettres latines ; les autres écrivaient comme des enfants de 6 ans.

En principe, les élèves doivent lire ,écrire et compter au bout d’un an ; et l’on m’a affirmé qu’ils seraient alors admis au centre de formation professionnelle. Or, avec Fourier et Proudhon, je ne crois pas que l’on doive séparer dans le temps l’école de l’atelier ; pourquoi ne pas commencer dès le début un enseignement professionnel pratique qui ne nécessite pas une lecture ou écriture correcte du français. Cela me paraît d’autant plus sérieux que par les témoignages que j’ai recueillis chez leurs camarades français, il semble qu’au moins dans les ateliers d’usinage et de montage, le manœuvre algérien montre de la curiosité pour les machines-outils et même une joie véritable s’il est admis à remplacer un ouvrier spécialisé (2).

En dehors d’initiatives privées émanant d’autres entreprises, le ministère de l’Education nationale a créé à l’usage des Nord-Africains treize centres dans Paris et dix-neuf en banlieue, aujourd’hui fréquentés par 3.000 élèves environ répartis en soixante-cinq cours distincts. Ces cours ont une durée de quatre à cinq heures par semaine et devraient donner l’instruction de base en un délai de douze à dix-huit mois.

Des centres analogues fonctionnent à Bordeaux, Marseille, Lyon, Saint-Etienne et dans le département du Nord, englobant de 1.000 à 1.500 élèves. Ils doivent acheminer le Nord-Africain à l’examen d’entrée de centres professionnels relevant du ministère du Travail (dont malheureusement celui-ci ne possède pas de statistique !)

Vider un étang avec une petite cuiller

De tels chiffres en regard des besoins font penser à la folie de celui qui voudrait vider un étang avec une petite cuiller. Mais je dois dire qu’il n’est pas simple de faire participer les Nord-Africains à ces cours qui sont faits par des instituteurs dont la bonne volonté et le dévouement ne peuvent complètement suppléer à leur ignorance des langues berbère ou arabe.

Dans le centre d’hébergement de la Croix-Rouge, rue de l’Eglise (15e), la présence au cours est obligatoire. A Boulogne, au centre de la rue Damiens où l’assiduité est facultative, il n’y a pas plus de 15 élèves sur 300 pensionnaires, élèves la plupart âgés. Nous avons vu que chez Renault, on ne touchait aussi qu’une minorité, celle qui a une volonté farouche de modifier sa triste condition par un effort personnel …

Sans nier l’intérêt de telles initiatives, qui permettront peut-être de dégager des ouvriers d’élite, il est trop évident que l’on ne peut résoudre par des moyens de fortune improvises l’analphabétisme dans lequel se trouve plongée l’Algérie. L’instruction qui est le but de ces cours a un aspect d’utilité immédiate et elle ne saurait à aucun degré répondre à la définition que l’U.N.E.S.C.O. donnait d’une véritable instruction de base chez les peuples d’outre-mer :

« L’éducation de base, disait-elle, ne doit pas essayer d’imposer (chez ces peuples) une civilisation étrangère mais plutôt les aider à développer les meilleurs éléments de leur propre culture. »

C’est en Algérie que le problème doit être résolu en y recherchant une ligne moyenne entre, d’une part, l’héritage culturel africain et oriental et, d’autre part, les idiomes et nécessités de notre civilisation.

FIN


(1) M. Priou-Valjean, conseiller général de la Seine, a évalué à 4 % l’effectif de Nord-Africains qui seraient ouvriers professionnels.

(2) La Commission algérienne de l’industrialisation (U.N.I.T.E.C.) confirme absolument cette impression. Voici ce qu’elle écrivait sur les résultats des cours d’apprentissage professionnel chez les musulmans :

« Nous avons vu des ouvriers même débutants avoir rapidement au plus haut point l’amour de leur métier et de leur machine … Là où certains craignaient paresse, négligence, incapacité, nous n’avons trouvé que curiosité, désir d’apprendre, fierté d’avoir réussi, estime et respect de l’instructeur et du chef compétent. »

J’ajoute que dans une usine métallurgique du Nord, on compte 82 ouvriers qualifiés nord-africains sur un total de 286. Preuve supplémentaire que rien ne s’oppose à leur ascension sinon la routine ou l’indifférence des responsables.