De l’injurieux oubli pratiqué par l’ancienne puissance coloniale à l’endroit d’Abdelkader, l’Algérie dite indépendante a très vite fait justice ; mais bien sûr pauvrement, comme tout ce que cette espèce de « nation » entreprend : en lui élevant une statue équestre, d’une facture douteuse, et qu’il a fallu importer. À regarder l’œuvre sur l’une des places les plus populeuses d’Alger, devant le siège du Parti, on ne peut qu’être frappé par sa rigidité, reflet en somme palpable de la rigidité du régime qui a cru devoir se glorifier de cette monumentale stupidité pour montrer que lui aussi possédait des « héros historiques ». On raconte par ailleurs que l’élan du cheval est tout de même admirable en ce qu’il montre, dans cette posture, ses couilles à la France et son cul au F.L.N. Propos de mauvaise langue évidemment ; mais qui illustre élégamment quel trait d’union il y a aujourd’hui entre l’ancienne métropole et l’ex-colonie, après les faits sanglants et plus ou moins glorieux qui ont marqué leur histoire commune. Les mots ici ne sont ni excessifs ni vulgaires ; la réalité qu’ils visent est bien pire : elle est excessivement grossière et on ne peut la décrire qu’en lui appliquant les seuls mots qu’elle mérite. Quand ceux qui gouvernent ont à ce point perdu la honte, il est plus honteux encore de leur garder le moindre respect.
Comme Abdelkader est incomparablement plus digne d’éloge que tous les bureaucrates réunis qui prétendent aujourd’hui être ses héritiers politiques, ne serait-ce que parce qu’il fut l’adversaire des pires généraux français, c’est-à-dire ceux qui réprimèrent le plus sanguinairement les révolutionnaires de 1848 et de 1871 ; et comme assez d’études existent à son propos pour qu’il ne soit point besoin d’en élaborer une autre, son évocation pourra seulement servir à mesurer l’exacte indigence et le néant révolutionnaire de la bureaucratie algérienne comparée à ce seul personnage. On sait par exemple que l’idéologie officielle de ce pouvoir sous-développé est par définition hostile aux héros ; « un seul héros, le peuple » proclame un de ses nauséabonds slogans, grâce auquel, sous couleur de recouvrir chacun du même manteau de vertus et de qualités, on signifie à ce peuple en bloc qu’il n’est personne. Quand on sait par ailleurs que l’islam, « religion d’État », est lui-même hostile « par la lettre et par l’esprit » aux statues et monuments, la consécration d’Abdelkader en tant que héros national peut paraître comme une de ces multiples et évidentes contradictions de la vie politique, dont on trouve au moins à s’amuser pour prendre une juste quoique pauvre revanche sur ceux qui ont fait de la vie et de la politique leurs privilèges. Mais voilà ce qu’il faut aussi savoir : l’État algérien revendique aujourd’hui Abdelkader parce que Abdelkader revendiquait un État algérien.
Assurément Abdelkader possédait des qualités qui en auraient fait un homme d’État d’un rang somme toute honorable, si l’on admet qu’au XIXe siècle on pouvait encore rapprocher, sans tomber dans une contradiction dans les termes, l’honorabilité et la politique ; contradiction sur laquelle l’immonde XXe siècle ne laisse plus de doute, pour peu qu’on voie ce que sont devenus les États, sans parler de leurs servants, que certains nous accuseront sans doute de juger bien unilatéralement quand nous disons, par exemple, qu’ils n’ont d’humain que les habits.
Valeur guerrière certaine, sens politique, et intelligence ; de la culture sans doute, du talent et peut-être du génie (il aurait, dit-on, vu très vite qu’il ne pouvait combattre les armées françaises selon les méthodes d’une guerre classique, et préconisé à ses troupes celles de la guérilla et du harcèlement), voilà le portrait laissé par les adversaires mêmes de l’Émir, dont le jugement a sûrement quelque valeur du fait que dans une guerre on doit pouvoir connaître assez exactement son ennemi pour mieux le combattre. Aussi, et en ne considérant qu’une des qualités énoncées plus haut, on pourra additionner tous les colonels qui se sont récemment autoproclamés généraux, en y ajoutant deux ou trois douzaines de même couvée, tant qu’on y est, on n’obtiendra rien qui atteigne à la hauteur d’un tel homme ; et jamais elle ne s’atteindra dans un régime si obstinément tourné vers l’élévation de la médiocrité et de la petitesse.
L’un des plus malheureux de ces colonels, puisqu’il n’a même pas eu la chance de devenir général honorifique, Boumediene, dans les premiers jours de son pouvoir, affirmait : « À peine avons-nous construit un État que certains parlent déjà de sa disparition » sans nommer les mauvaises têtes qui avaient conçu ce funeste projet. Les raisons d’un Boumediene paraissant bien petites comparées ici aux exigences, non de quelques individus, mais de l’histoire, il suffirait donc de dire de l’État algérien que c’est un État, sans qu’il soit même besoin de l’assortir d’ épithètes méritées, comme militaire, bureaucratique, totalitaire, etc., pour qu’on comprenne qu’à ce titre il ne mérite effectivement qu’une chose : de disparaître. Mais on n’espère évidemment pas soulever les mêmes terreurs chez des citoyens modernes quand on parle de cette chose centrale qui fait de toute leur existence un calvaire, en l’évoquant seulement comme lèpre politique, comme jadis le seul souvenir de la lèpre terrorisait tant de gens. Aujourd’hui on se pique de s’informer de tout et dans le moindre détail, avant de se déclarer convaincu ou non ; au point de devenir l’appendice de son poste de télévision, dont on dit pour se consoler d’une dépendance quasi ombilicale qu’elle élargit l’ horizon des connaissances (voir l’article Abêtissement). Cette digression n’est évidemment pas arbitraire : récemment Amnesty International se demandait si certaines des pratiques ordinaires des États (tortures, escadrons de la mort, assassinats politiques, etc.) avaient diminué depuis que cette honorable institution mène campagne pour la défense et la protection des droits de l’homme partout où ils sont bafoués – et ils sont bafoués partout. Voilà au moins une chose dont on peut être sûr : les États ne communiquent donc pas un bulletin périodique où figureraient les diagrammes signalant assez éloquemment la baisse de l’arbitraire sous toutes les latitudes. Quant aux récents exemples de pouvoirs qui ont poussé la désinvolture jusqu’à exterminer eux-mêmes leurs propres populations (le très conséquent Pol Pot, l’encore hésitant Menghistu), ce ne sont sans doute là que folies passagères desquelles on ne peut raisonnablement inférer que la terreur étatique augmente partout, en quantité et en qualité.
Cela nous ramène précisément à l’État algérien, dont les récents développements montrent à l’évidence qu’après les douleurs de la guerre, les Algériens ont découvert progressivement les délices de la politique, et s’y sont jetés résolument ; et ils commencent maintenant à en goûter l’amertume. L’État algérien, qui n’était évidemment pas révolutionnaire, est au moins devenu tout ce qu’il voulait être, c’est-à-dire totalement policier ; ceci ne signifiant pas une simple prolifération de cette chose triviale et parfaitement détestable qu’est le flic, mais, et quoique une telle prolifération y participe, un déploiement policier dans chaque aspect de la vie. De ceci au moins il est parfaitement inutile d’attendre qu’Amnesty nous en administre des preuves supplémentaires, sous forme de cris de torturés ou de listes ponctuelles de ceux qu’on enlève dans la rue ou leur maison parce qu’ils ont seulement osé avoir le goût de prétendre qu’on peut vivre autrement qu’en esclave. Le déploiement policier n’est pas une chose arbitraire, quoique l’arbitraire lui soit intrinsèquement lié ; l’État n’a pas décidé en « toute liberté », et pour ainsi dire par pur plaisir, de se donner ce type d’organisation démente, plutôt qu’une autre. Le fondement du déploiement policier c’est encore et toujours la vieille scission dans la société, la division en classes que d’aucuns observent peut-être « difficilement » en Algérie, parce qu’elle s’y présente sous de nouvelles formes. C’est cela la seule modernité de l’État algérien, au point que l’ethnosociologie la plus attardée y perd la moindre chance de découvrir quoi que ce soit de spécifique. Dans les conditions de l’économie mondiale et de son spectacle, la spécificité de l’Algérie est aussi digne d’intérêt que la spécificité d’une savonnette comparée à une autre. Les bureaucrates eux-mêmes sont désespérés non pas d’aussi médiocres résultats, mais de ce qu’ils soient devenus visibles. Et pour devancer de meilleurs critiques ils font eux-mêmes mine de dénoncer tant d’aberrations, pour aussitôt en soutenir de pires. Ainsi, Libération du mercredi 27 novembre 1985, apparemment invité lui- même à quelque kermesse de démocratie programmée, rend compte des propos d’un dirigeant devenu subitement lucide : « Avant 79, le verbalisme révolutionnaire prévalait, reconnaît Messaoudi Zitouni. Nous étions persuadés d’être les meilleurs Arabes, les meilleurs musulmans et les meilleurs socialistes. Aujourd’hui l’heure de vérité a sonné. Nous voulons une Algérie moderne et puissante, ce qui exige une réorganisation complète de l’agriculture et de l’économie nationale. » Que la sonnerie de la vérité ait mis tant de temps à retentir, voilà qui ne semble pas avoir inquiété outre mesure l’honnête ministre ; enfin éveillé, il livre d’un seul coup ce que doit être la vérité de cette Algérie : une société d’abondance. Et le même ministre d’ajouter : « L’Occident nous tient par la technologie. Il faut donc s’inspirer du Japon et compter sur nous-mêmes. »
Ceux qui savent comment s’est véritablement accompli le « miracle japonais », c’est-à-dire quels abondants ravages chimico-industriels a subis ce pays grâce à ses dirigeants ; et comment aussi ce miracle repose non pas tant sur l’activité des « puces » et du « génie télématique » que sur une main-d’œuvre servile, ceux-là savent aussi quelle sorte de miracle les bureaucrates algériens pourraient faire triompher chez eux en copiant ce qui est déjà au Japon une sinistre copie.
Au demeurant la question n’est plus de savoir s’il faut ou non une société marchande en Algérie. Aujourd’hui la question est de savoir quelle fraction dans la Bureaucratie régnera vraiment sur elle : sera-ce « la vieille garde » bureaucratique – anciens militants, vieux militaires, et, dans une moindre mesure, syndicalistes -, ou la nouvelle génération de bureaucrates, arrivée au pouvoir à côté de l’ancienne ? Elle a, elle aussi, appris les méthodes et participé aux résultats de l’activité bureaucratique, c’est-à-dire de la désertification de la société. Ce sont ces deux fractions que Libération a appelé fort poétiquement les « nostalgiques » et les « modernistes » (technocrates, jeunes cadres de l’armée, la quasi-totalité de l’Intelligentsia, et sans doute les oppositions que le pouvoir a tenues jusque-là à l’écart).
La lutte entre ces deux fractions est en train de prendre des allures nouvelles : elle s’esquisse pour la première fois publiquement. On peut voir dans les récents procès dits politiques l’inauguration d’une époque qui sera plus terrible que ce qu’ont pu laisser entrevoir les rodomontades des accusés qui feignaient de croire qu’on pouvait « contester le régime » à la barre de ses propres tribunaux. (Oyez braves révolutionnaires ! Montrez-vous donc à visage découvert, l’État algérien n’est qu’un tigre en papier !)
Mais ces procès, qui sont comme l’inverse de ceux de Moscou, en autorisant les accusés à « critiquer » le régime, au lieu qu’ils s’accusent eux-mêmes, ou seulement se défendent, ne sont en rien une pré-tribune démocratique : c’est le micro-spectacle de ce qui est véritablement en jeu : « La démocratisation ou la mort, c’est un peu en ces termes que plusieurs accusés ont posé le problème. » (Libération, 19 décembre 1985.) Un de ces accusés, qui sait parfaitement qu’on ne gagne pas dans de tels procès, puisqu’il est lui-même avocat, explique fort naïvement vers quel bain de sang on s’achemine : « Nous savons ce que veut dire la violence, la guerre. Mais la situation actuelle est dangereuse parce que d’autres générations que la nôtre utiliseront peut-être la violence… »
La Bureaucratie, par essence antidémocratique, liquidera donc à sa manière le problème du pouvoir, lorsqu’il faudra le poser ouvertement. Quelle fraction de la Bureaucratie ira jusqu’à cette extrémité sinon celle qui est tenue dans une sorte de minorité politique ? Sera-t-elle seulement assez forte pour provoquer une sorte de guerre civile (un mouvement de masse « spontané »), en pariant pouvoir l’arrêter une fois qu’elle aura triomphé ?
2 réponses sur « Abdelkader »
S.V.P. l’article est de qui?
L’article n’est pas signé mais L’Encyclopédie des Nuisances était publiée par un groupe constitué autour de Jaime Semprun.