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Maxime Rodinson : Immigrés ou esclaves ?

Article de Maxime Rodinson paru dans Le Monde, 17 mai 1980


La dénonciation est salubre, utile, indispensable. Mais, pour beaucoup – j’en suis, – l’abord des livres de dénonciation est, au départ, méfiant, les dénonciateurs volontiers exagèrent ou manipulent les faits, dans l’idée qu’ils mobilisent mieux ainsi l’indignation du lecteur. Un tel aphorisme idéologico-philosophique admet aussi que, si la cause est bonne, peu importent les détails et l’exactitude des précisions. Le malheur est que beaucoup, ayant pris l’un ou l’autre en flagrant délit, ne croient plus en rien. Chat échaudé craint l’eau froide, le menteur n’est plus écouté, quand-même il dit la vérité, etc. Tout cela est connu depuis longtemps.

Donc, un nouveau livre sur les travailleurs immigrés. On est excusable de l’ouvrir parcimonieusement.

Et puis, il y a eu pas mal d’excellents livres sur le sujet Mais, si on ouvre celui de Jean Benoît, on est agréablement surpris. Voilà quelqu’un de scrupuleux et qui connaît ce dont il parle.

On trouvera donc dans son ouvrage une masse considérable de documentation, des chiffres, bien sûr, et de nombreux petits faits et anecdotes si on veut, mais réels, qui illustrent bien son talent.

Inutile de souligner l’importance du problème. En Europe, 10 % de la population active est constituée par des étrangers. En France seulement, il y a quatre millions d’étrangers, dont un million huit cent mille travailleurs.

Pour des livres de ce type, il faut apprécier l’abondance, le soin, la sûreté de la documentation qu’ils apportent. On vient de faire leur éloge. Mais l’orientation générale qui ordonne le cadrage des faits est non moins importante.

Jean Benoît, d’abord, ne fait pas que des constats statiques. Il décrit les faits dans leur dimension sociale réelle : exploitation de cette main-d’œuvre inférieure et infériorisée, attitudes de la population dite d’accueil qui, souvent, ne peuvent être caractérisées que comme racistes. Il faut définir et nuancer ce qu’on appelle exploitation et racisme. Mais il reste toujours une masse énorme de phénomènes qui appellent, en effet, la dénonciation.

Jean Benoît arrive à éviter les deux écueils menaçants. D’une part, la vision de la droite et du « marais » inconsciemment solidaire de la droite. Elle se manifeste par des explications ponctuelles prenant appui sur les psychologies individuelles. Cela équivaut à prendre pour base stable « normale » le statu quo. D’autre part, l’indignation morale pour qui ne dépasse guère ce niveau. Que l’on rejette les fautes sur l’indélicate conduite des pauvres, la méchanceté des nantis ou la brutalité des forces de l’ordre (au sens le plus large), on en reste à peu près au même point.

Le fond du problème est ailleurs, l’auteur le voit bien. La société industrielle capitaliste, comme bien d’autres dans le passé et sans doute dans le présent, en est au stade où elle a besoin de ménager ses défavorisés pour éviter leur révolte et continuer à fonctionner. Elle ne trouve le moyen de le faire qu’au détriment d’un « prolétariat extérieur », comme dit Toynbee. Lorsqu’on a pu ainsi créer des îlots de bonheur, d’une prospérité et d’une liberté au moins relatives, cela a toujours été en se revanchant sur « les autres ». Athènes et Rome en furent deux brillants exemples. Il s’est aussi toujours trouvé des idéologues naïfs ou retors (ou d’une naïveté retorse) pour fermer les yeux et conclure gaillardement de la liberté et de l’égalité interne à leur diffusion tous azimuts. Il faut dépasser cela.

Jean Benoît consigne, entre autres, les faits qui montrent la solidarité des dominants riches et pauvres, exploiteurs et exploités. Il est déjà bien beau que certains y échappent. Il ne faut pas de complaisance envers le racisme des petits blancs.

Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à convaincre ceux-ci de s’allier aux sous-prolétaires. On y réussit parfois, et c’est beaucoup.

Ce sont là les lignes de force (parfois implicites) de ce livre. Par ailleurs, il peut servir d’ouvrage de référence malgré quelques défauts de présentation, quelques fautes d’impression non corrigées, etc., qui ne viennent pas de l’auteur.

On comprend le titre et la comparaison avec les esclaves. Lamennais, déjà en 1839, titrait sur l’esclave moderne. Cela offre l’avantage de secouer la bonne conscience d’une société satisfaite ; non, les horreurs de l’exploitation humaine ne sont pas une phase du passé de l’histoire ! Sans aucun doute, bien des prolétaires et sous-prolétaires d’aujourd’hui ont une vie bien pire que celle de beaucoup d’esclaves antiques par exemple, qui pouvait être banquiers ou littérateurs. Mais « esclavage » a un sens juridique précis. Malgré tout, ne pas pouvoir (en règle générale) tuer, violer ou vendre ceux qui travaillent pour vous sans risquer un châtiment, c’est important. Je ne crois pas qu’on ait intérêt à confondre les catégories. La réalité se suffit. Mais ce n’est qu’un vœu. Et il attire justement l’attention sur un très bon livre.

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