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Abdel : Les immigrés cible de la droite-gauche ou comment lutter pour une France française

Textes parus dans Informations et réflexions libertaires, n° 52, octobre-novembre 1983, p. 3-4 et p. 19-23


Le programme commun anti-immigrés des grandes familles politiques est de plus en plus d’actualité. Il se précise et prend corps non seulement à travers les mesures prises par la mairie de Paris, mais aussi par un accord Mauroy-Chirac pour un « consensus national » sur l’immigration. En quelques mois, la xénophobie latente et douce apparaît au grand jour avec les attentats racistes de cet été, la victoire du front droite-extrême-droite à Dreux et l’alliance gauche-droite. En quoi la xénophobie de la société française nous interpelle et quel obstacle pose t-elle au projet libertaire ?

TOUFIK OUANNES, TU N’AVAIS QUE NEUF PRINTEMPS

Certains de ceux qui n’ont pas pu partir en vacances cet été ont été tellement embêtés par le bruit et la chaleur qu’ils ont décidé de se défouler. Et comme il y a des « petits arabes » dans le quartier et des carabines qui rouillent, l’association est vite faite. En tout une vingtaine de personnes ont fait l’objet de crimes racistes entre juillet et août. Moussa Mezzogh, Ahmed Benkhidi, Salim Grine, Bonnab Lachmi y ont laissé leur peau. Proportionnellement au nombre de Français qui n’ont pas pu bénéficier des vacances cette année, ce chiffre, statistiquement parlant, est dérisoire. Voilà qui nous laisse optimiste s’il n’y avait pas Toufik Ouannes (9 ans), Salah Djenane (8 ans), Mohamed Rebahi (11 ans), Paolo et Laura Bennichou (10 ans). Ces enfants ont-ils choisi d’être des enfants d’immigrés ! Prendre comme cible des gamins, dont le seul crime est d’appartenir à une communauté, est une lâcheté, une bassesse… Calmons-nous et essayons de comprendre ces agissements. Ah ! J’ai trouvé : certes, on a affaire à des gamins, mais ils ne sont pas moins immigrés et, par conséquent, des concurrents potentiels des ouvriers français, des futurs voleurs, des délinquants en puissance et déjà des emmerdeurs par leurs pétards… Voilà des arguments pour le petit Hitler qui sommeille en chacun de nous. Ce Hitler est a-historique. Il ne connaît ni histoire coloniale et n’a pas envie d’entendre parler du pillage du tiers monde et de la désorganisation de son économie par la pénétration capitaliste. A vrai dire, il n’est pas complètement a-historique puisqu’il cherche à « rétablir une injustice et venger nos ancêtres foutus à la porte par les nationalistes des ex-colonies ». Dans cette logique vengeresse, la société française a toutes les chances de s’enfermer sur elle-même et de gagner à sa cause une large frange de la population qui, traumatisée par la crise économique, approuve dans son for intérieur la politique répressive sur les immigrés tout en versant des larmes de crocodiles sur les victimes du racisme. Le nouveau dans cette situation est que les crimes racistes non seulement prennent de l’ampleur mais deviennent aussi bien l’œuvre de la police que celle des personnes dont les conditions sociales ne s’éloignent pas de beaucoup de celles des immigrés.

« ILS NE SONT PAS VENUS AVEC UNE MYSTIQUE DE BÂTISSEURS DE CATHÉDRALE »

Les forces politiques vont sauter sur l’occasion pour renforcer des sentiments qui existent déjà ou qu’ils ont largement contribué à faire exister et pour institutionnaliser la xénophobie. Les mesures entreprises par Chirac au mois de juillet et appliquées avec rigueur vont dans ce sens. Un corps d’enquêteurs pour contrôler la situation des « étrangers » est aussitôt créé. En même temps, le Bureau d’aide sociale de Paris devient de plus en plus exigeant sur les conditions de séjour pour l’attribution des aides. Avant l’entrée aux hôpitaux, un contrôle de la situation juridique est exigé et les enfants d’immigrés sans papiers n’ont plus le droit de s’inscrire dans les crèches et les maternelles. Une autre mesure en matière. de logement consiste à regrouper les immigrés par nationalité pour mieux faciliter leur repérage et ne pas les mélanger avec les Français. Une démarche similaire, mais encore plus courageuse en matière de répression est proposée par P. Marchelli, président de la Confédération Générale des Cadres (CGC), qui espère purger la société française de ses immigrés « qui coûtent trop cher (environ 50 milliards de francs par an) en renvoyant chez eux tous ceux qui y séjournent depuis moins de 10 ans ». Parallèlement, Marchelli essaie de répondre à l’opinion qui met en valeur l’apport des immigrés à la France en disant « qu’ils ne sont pas venus avec une mystique de bâtisseurs de cathédrales ». Evidemment en matière économique comme en religion, c’est bien l’intention qui compte et pourquoi ne pas juger les considérations bassement matérielles de ces « étrangers » étrangers à la foi catholique! Pour terminer sa croisade victorieusement, le président de la CGC propose de « réaliser des investissements dans les pays qui reprennent leurs immigrés… C’est mieux, dit-il, que de garder chez nous des usines obsolètes ». On contribue à sa façon au développement des pays sous-développés en implantant des usines désuètes dans ces pays. Ce qui est à constater c’est que Defferre a approuvé cette déclaration « qui, selon lui, mérite qu’on y réfléchisse ». La vocation de la France ne serait-elle pas la formation des futurs cadres dynamiques des usines clé en main. Ainsi le progrès social sera réalisé et on évitera à ces nations de se casser la tête dans la recherche d’autres modèles de développement. Il ressort de ce national-socialisme une haine presque avouée aux autres peuples, un darwinisme économique qui trouve sa justification dans la supériorité technologique de l’Occident et la défense des intérêts des nationaux.

L’absence de connaissances scientifiques dans le tiers monde autorise une division du travail à leur détriment et une spécialisation de l’Occident dans les nouvelles techniques de fabrication qui ont très peu besoin de main d’œuvre. La robotisation est présentée comme la solution miracle au problème de l’immigration. Le secteur automobile a annoncé la couleur en promettant de licencier des milliers d’ouvriers. Si la liste de l’extrême-droite a pu recueillir à Dreux 16,7 % des suffrages, c’est que la xénophobie en France est plus qu’une affaire de minorité agissante mais une réalité démocratiquement choisie par le matraquage des politiciens sur la crise économique dont la responsabilité incombe, selon eux, aux immigrés.

DU NATIONAL-SOCIALISME AU SOCIALO-NATIONALISME

L’Etat social-démocrate, paniqué par la défaite électorale des municipales, oublie très vite ses promesses et les grands principes humanistes qui alimentent ses discours, pour se lancer dans la compétition anti-immigrée. Il n’est plus question de déclarations ambiguës ménageant hypocritement les différents parties, mais des actes de répression au grand jour.

Les mesures prises au Conseil des ministres le 31 août et les déclarations qui s’ensuivent sont très significatives. Les régularisations des sans papiers sont définitivement terminées le 15 janvier 1982 et « il faut renvoyer les immigrés chez eux » déclare péremptoirement Mitterrand. Les rafles et les expulsions se sont multipliées. Les quartiers à forte proportion d’immigrés sont périodiquement assiégés pour repérer les « clandestins » ; Comme dans chaque immigré se cache un clandestin, tous les immigrés sont des personnes (pardon !) suspectes. La dénonciation des voisins se multiplie et les « bons » citoyens français collaborent bien avec la police. Les procédures des Parquets sont accélérées pour « reconduire à la frontière » sans surcharger les prisons déjà pleines. Il ne faut plus attendre un éventuel procès en appel pour expulser. Les effectifs des contrôleurs spécialisés du travail sont triplés. Les certificats d’hébergement des « étrangers » sont supprimés mais pour être remplacés par un système plus draconien d’attestation d’accueil émanant de la personne chez qui le voyageur doit se rendre et qui doit être délivré à la fois par les autorités locales et les services consulaires.

Pour les Maghrébins, un système spécial appelé diptyque en accord avec les Etats des pays d’origine – qui collaborent volontiers avec le gouvernement français – est inventé pour mettre fin à leur séjour après trois mois. Il s’agit de deux cartes semblables, l’une laissée aux services de police des frontières, l’autre agrafée au passeport, sera rendue à la sortie. Ainsi, la marchandise traînarde sera, une fois le délai de trois mois écoulé, recherchée, jugée et expulsée. L’Etat français est très respectueux de l’article 13 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir son domicile dans un Etat ».

Les mesures dites d’insertion des immigrés – qui prétendant rétablir l’équilibre en affirmant qu’il existe de « bons immigrés » opposés aux « mauvais » – sont tellement timides et vagues que même les revendications les plus réformistes des associations d’immigrés ne sont pas satisfaites. Ainsi la demande de la carte unique valable 10 ans renouvelable automatiquement est refusée et le même système continue à fonctionner (3 cartes de séjour plus 3 cartes de travail valables 1 an, 3 ans et 10 ans) avec seulement allègement des restrictions géographiques imposées aux travailleurs titulaires de la carte A (1 an) ou B (3 ans).

La destination de l’argent des immigrés, perçu directement de leur salaire, et géré par le Fonds d’Action Sociale (FAS) est souvent inconnue et celui-ci refuse de subventionner des actions entreprises par les associations qui se démarquent de la droite et de la gauche.

La loi Stoléru est refusée sous forme d’encouragement au retour au pays par la formation, en incluant des accords industriels pour chantier à l’étranger employant des travailleurs immigrés.

L’ « OPÉRATION INSALUBRITÉ » INSALUBRE AU PROJET LIBERTAIRE

Les visées de l’Etat démocrate à travers ces mesures sont franchement machiavéliques : gagner un électorat de la droite libérale et diviser les immigrés. Pour le premier objectif, il s’agit de montrer – mesures et actes à l’appui – que le PS et le PC répriment aussi sauvagement les « non-citoyens » que la droite et l’extrême-droite et qu’ils sont prêts à reprendre à leur compte le bouc émissaire immigré très payant pour gagner les élections. Cette démonstration est d’autant plus urgente que l’extrême-gauche et les sympathisants d’une « gauche indépendante » perdent de jour en jour les illusions sur la prise du pouvoir par la satellisation autour du PS. Celui-ci préfère faire un glissement à droite et établir des ponts avec une Simone Veil ou un Bernard Stasi. Ce n’est pas sans raison que le Matin ouvre ses colonnes à ce dernier pour parler d’une société française multiraciale (Matin 1/9/83). On sait très bien ce qu’il met dans ce terme, des individus d’origine étrangère, sages, disciplinés et qui savent faire de leur culture du folklore. D’autre part, le tapage de la presse sur la déclaration de S. Veil à propos de son refus du front électoral avec Le Pen et l’appel de Mauroy à Chirac pour signer un consensus national sur l’immigration (Libération 13/9/83) confirment le fait que le choix pour une société xénophobe, uniraciale (malgré la démagogie de l’interculturalité qui revient souvent dans la bouche d’une certaine droite et des socialo-communistes) est irrévocable et que les immigrés indépendants n’ont à compter que sur eux-mêmes et sur les forces qui combattent pour la réalisation de l’utopie d’un monde sans frontières, pour qui l’économique et son discours de crise sont bannis.

Dans l’état actuel et beaucoup plus qu’avant, les risques que les immigrés ne constituent pas un bloc homogène sont très grands. D’ailleurs, la droite et la gauche ont joué à fonds sur la dichotomie des « bons et des mauvais immigrés » pour diviser ces communautés. Sauf les Européens et les immigrés d’autres ethnies installées depuis longtemps en France et, pourquoi ne pas le dire, assimilées, sont considérées somme utiles et supportables. Les autres sont indésirables. Ils sont nombreux car il suffit de perdre son emploi ou ne pas pouvoir justifier de ressources suffisantes ou de logement adaptés pour se voir refuser le droit de renouveler la carte de séjour. « L’opération insalubrité », lancée par l’Etat et les mairies, vise leur repérage et leur expulsion. Elle se répand et certains quartiers rappellent les sinistres périodes du nazisme.

Certains français tuent des enfants et des jeunes issus de l’immigration. L’appareil policier et judiciaire juge et expulse en masse. La presse officielle étouffe. Les députés et bureaucrates de l’Etat approuvent et légifèrent des lois xénophobes. Et quelle est leur cible à tous ? Des réfugiés économiques qui fuient la famine et la faim en Asie et en Afrique ou des réfugiés politiques qui fuient la persécution et la mort à cause de leurs idées ou d’une vie devenue insupportable par la militarisation effrénée du tiers monde.

Les Africains pourraient réaliser qu’il faut se comporter de la même façon envers les Français d’Afrique (qui sont d’ailleurs plus nombreux que les Africains en France) et se lancer, à leur tour, dans des actes de discrimination raciale et de vengeance insensée. Les comportements xénophobes sont un argument de plus au nationalisme et à la consolidation des frontières. C’est tout le rêve libertaire de l’abolition des frontières, de la liberté de circulation, de l’égalité des droits de tous dans la différence, qui est en train de s’évanouir avec la répression des immigrés ; qui n’est en fait que la partie la plus facile à l’Etat dans sa politique d’assujettissement de toutes les minorités, qu’elles soient raciales, politiques ou culturelles.

Abdel


Les immigrés et les élections
(débat sur Radio-Libertaire)

Le 7 février 1983 s’est tenue sur Radio-Libertaire une émission animée par Gérard, à laquelle participaient Abdel et Habib pour IRL-Paris. Elle avait pour thème principal l’immigration et les municipales, mais la syndicalisation des travailleurs immigrés, les différences culturelles et les luttes menées par les Immigrés en France ont également été abordées…

Gérard : la dernière campagne électorale s’est faite sur le dos des immigrés. Il a beaucoup été question du droit de vote… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Habib : dans le N° 50 d’IRL, j’essaye de montrer l’enjeu de la dernière campagne électorale (1). J’insiste sur le fait que tous les partis politiques y participant se sont mis d’accord sur ce que j’appelle le programme commun anti-immigré, intitulé « Sécurité et immigration ». La droite comme la gauche ont centré leur campagne là-dessus… Pour nous, le problème ne se pose pas au niveau du droit de vote, mais par rapport aux notions d’immigrés et d’étrangers, et à la place de ceux-ci dans la communauté où ils vivent. C’est dans sa globalité que nous prenons le problème. Et c’est là-dessus que doit être mené le débat, parce qu’en tant que libertaires, notre position sur le vote est claire.

Gérard : il serait aussi absurde pour nous de réclamer le droit de vote pour les immigrés que de demander en tant qu’antimilitaristes l’accès au service militaire pour les femmes…

Habib : absolument, je pense qu’on ne doit pas trop s’attarder sur ce point, parce que le vote n’est qu’un problème parmi d’autres qui se posent aux immigrés.

Gérard : on est bien d’accord là-dessus. Devinette : qui, dans le XXe arrondissement de Paris, a dit récemment que la politique consistant à regrouper les immigrés dans certains quartiers y a créé un climat d’insécurité. Le Pen ? Bariani ? Chirac ? C’était le député PS. Tu peux effectivement parler d’un programme commun anti-immigré, tout particulièrement présent pendant les dernières municipales. En ce moment, tous les politiciens s’accordent à dénoncer l’immigration.

Abdel : La même politique est menée par la droite et la gauche. Ceux qui ont fait venir les immigrés les expulsent maintenant. Néanmoins, il existe un décalage au sein de la gauche entre le discours préélectoral et l’attitude adoptée entre les périodes électorales. Malgré certaines lois (comme le droit d’association pour les immigrés), on assiste aujourd’hui à des expulsions et à une répression accrue, que la gauche ne soutient pas quand il n’y a pas d’élections en vue. Mais dans les périodes électorales, un consensus s’établit entre la droite et la gauche sur trois grands points : l’insécurité, la délinquance, le chômage. Les immigrés servent alors de bouc émissaire

Gérard : La gauche tient aussi actuellement un discours sur la perte de productivité dans le secteur de l’automobile. C’est elle qui a facilité le succès de Le Pen dans le XXème.

Abdel : Oui. Il n’y a qu’à lire la déclaration de Mauroy sur le mouvement de grève déclenché dans le secteur automobile et sur la prétendue « infiltration » des islamistes parmi les travail leurs immigrés : son discours frise le racisme.

Gérard : Simple rappel : Mitterrand était ministre de l’Intérieur pendant la guerre d’Algérie… Quelle analyse faites-vous du discours selon lequel la présence des immigrés entraîne l’insécurité ?

Habib : Pour comprendre ce discours, il faut voir quelle est la réalité de l’immigration en France. Des chiffres montrent qu’il n’y a pas de différences significatives entre Français et immigrés en ce qui concerne la délinquance et la criminalité. L’insécurité n’est pas liée à l’émigration. Ce qui explique le gonflement des chiffres pour les immigrés, en ce qui concerne les contrôles et arrestations préventives, c’est l’attitude des flics par rapport à eux. Des études réalisées par des sociologues et d’autres spécialistes montrent que la concentration géographique des immigrés ne s’explique pas par un sens de l’hospitalité très développé dans les municipalités communistes, comme le prétend le PCF, mais par la concentration des industries et des commerces et par le refus des Français, à juste raison, d’habiter certains endroits insalubres. Le refus des responsables locaux de faciliter l’intégration des « étrangers » crée la situation actuelle.

Abdel : Pour revenir aux élections, le Collectif de développement des droits civils des immigrés a organisé un vote parallèle pendant les élections. Cette initiative vaut ce qu’elle vaut, mais l’affirmation que les immigrés devraient pouvoir formuler des choix politiques comme les Français est un acte progressiste. Ce type d’action rappelle que l’immigré n’est pas seulement une force de travail mais aussi un être qui a des droits politiques. Les immigrés vivent et travaillent en France, mais ils ne participent pas à la vie politique, même dans ses formes les plus classiques.

Gérard : Si on réclame le droit de vote pour les immigrés, il faut être logique jusqu’au bout et demander le droit de porter l’uniforme pendant un an !

Abdel : Les immigrés veulent être reconnus en tant qu’êtres humains, et non en tant que citoyens français appelés à faire le service militaire.

Gérard : Comme le disait Habib tout à l’heure, le problème se situe ailleurs. Il ne s’agit pas de se battre sur un plan légal pour ce que nous appelons une fumisterie et de perdre beaucoup de temps et d’énergie au détriment de la simple reconnaissance du droit d’exister en France en tant qu’être différent. Et puis pour qui voter ?

Abdel : Tu conviens que ceux qui vont être élus vont décider pour les immigrés… Tu demandes pour qui voter ? Le droit de vote n’englobe-t-il pas aussi le droit d’être éligible ? A titre d’information, le Collectif a fait trois propositions : le vote parallèle, le vote sur des listes d’immigrés et la constitution d’une plate-forme revendicative large

Gérard : Quand on connaît les éligibles et ce qu’ils deviennent une fois élus je ne crois pas que ça soit une exigence fondamentale.

Abdel : Je suis d’accord, mais il ne faut pas s’en tenir aux affirmations générales. L’analyse doit tenir compte des forces en présence et des situations historiques favorisant ou non les changements radicaux. Les immigrés vivent dans des quartiers qu’ils n’ont pas le droit de gérer. Dans une situation non révolutionnaire et dans une société xénophobe, les luttes sur le plan légal ne sont pas nécessairement sans intérêt.

Gérard : Est-ce que, toi ou le Collectif, vous croyez que les urnes vont résoudre les problèmes ?

Abdel : Je pense que les droits des immigrés passent par l’exercice des droits qui sont reconnus aux autres : il t’a fallu posséder le droit de voter en tant que français pour pouvoir le refuser. Le Collectif, quant à lui, n’est pas libertaire…

Gérard : Tu penses bien que ses membres ne vont pas refuser d’user du droit de vote s’ils l’obtiennent.

Habib : Bien que je ne me fasse pas d’illusions sur la démocratie bourgeoise je pense qu’on ne doit pas s’acharner à refuser aux autres tout ce qui ne correspond pas à nos idéaux. L’important, c’est plus le droit de pouvoir choisir que celui de voter.

Gérard : Tu ne crois pas qu’ainsi, on risque de perdre de vue les priorités du combat ?

Habib : Non, non, pas du tout. Je crois que c’est une question de principe. Il faut accepter les immigrés tels qu’ils sont et voir le problème dans sa globalité. En tant que libertaires, on n’a pas à diriger ou à canaliser leurs revendications.

Gérard : Je suis d’accord, c’est pourquoi il ne s’agit pas pour nous de nous opposer à quoi que ce soit, mais quand un collectif présente une plate-forme revendicative, on doit dire ce qu’on en pense.

Habib : D’accord, mais après, c’est aux immigrés d’agir, individuellement ou collectivement, selon leurs convenances et leurs idées politiques.

Gérard : C’est une question délicate : si nous sommes pour l’égalité entre l’homme et la femme, par exemple, il n’est pas question pour nous de soutenir les excités qui revendiquent le droit au service national pour les femmes.

Abdel : Pour mieux préciser mon point de vue, je dirais que lorsque j’ai reçu l’invitation à participer au vote symbolique, j’ai refusé de le faire en répondant que les droits politiques ne passent pas par les urnes et par la délégation de pouvoir. Ce qui ne m’empêche pas de respecter et d’évaluer à leur juste valeur des positions réformistes, mais pas moins progressistes dans une société malade de xénophobie et de racisme. Dans la situation actuelle, refuser aux immigrés un droit – même s’il ne signifie pas grand chose -, c’est les marginaliser encore davantage et renforcer leur état de spectateur face à des choix qui les concernent.

Gérard : Qu’est-ce que tu fais devant des gens qui revendiquent le droit de s’aliéner ?

Abdel : Je me demande pourquoi ils veulent s’aliéner. Peut-être parce qu’on ne leur propose rien qui puisse mettre fin réellement à une vie insupportable, alors ils cherchent une petite place dans le système général d’aliénation.

Gérard : Et les absentéistes ?

Habib : L’absentéisme est une forme de vote.

Gérard : C’est dommage, ça tourne à la philosophie. Je ne pense pas que l’absentéisme soit une forme de vote… En dehors de ce problème, quels sont les terrains de combat que vous jugez valables ou importants ?

Abdel : D’abord, la participation syndicale des travailleurs immigrés. Ils sont massivement présents dans les syndicats officiels, et le mouvement dans l’automobile qui existe actuellement en est une illustration. Au niveau social, on se rappelle les luttes de Sonacotra contre la politique du logement. Sur le plan culturel, il y a celles qui visent à faire accepter les immigrés en France en tant qu’êtres différents. Une nouvelle perspective s’ouvre avec les luttes des minorités ethniques contre une France assimilationniste et uniraciale : le gouvernement actuel est en train d’encourager l’apprentissage des langues et des cultures d’origine dans l’intention de favoriser un retour massif des enfants dits de la « deuxième génération », vu que la proposition du « million » (Loi Stoléru d’encouragement au retour) n’a pas donné les résultats escomptés.

Gérard : Il est difficile de parler des immigrés sans aborder les questions étroitement imbriquées du retour au pays d’origine et des raisons qui expliquent pourquoi les immigrés quittent leur pays pour venir ici.

Habib : Depuis les années 60, la lutte des immigrés s’est développée face à la politique anti-immigrés et raciste des différents gouvernements. En 1975, le ministre de l’Intérieur proposait de renvoyer chez eux un million et demi d’immigrés en 5 ans. Entre 1975 et 1980, 800.000 immigrés ont été licenciés. Dans l’automobile, 60 % des emplois perdus concernent les immigrés : dans le bâtiment, 80 %. Cela a provoqué une réaction massive et homogène. Les luttes ont été plus ou moins récupérées par les partis politiques et les syndicats. Mais plus le racisme augmente, plus la lutte devient acharnée. Les dernières grèves en témoignent. Actuellement, on propose deux choix : le retour au pays d’origine ou l’assimilation dans certains cas. Tout en employant des travailleurs clandestins. Quand on connaît la société française, ses moyens de contrôle et l’importance de son arsenal policier, on admet difficilement que le gouvernement soit incapable de trouver les employeurs des immigrés clandestins. En 1975, il y aurait 800.000 clandestins en France. Pourquoi ? Parce qu’un immigré clandestin coûte beaucoup moins cher à l’employeur et à l’État qu’un travailleur en situation régulière. Un clandestin ne reçoit pas d’allocation, il n’est pas couvert par la Sécurité Sociale et son employeur ne paye pas d’impôts. Un clandestin ne peut pas mener de luttes revendicatives parce qu’il se fait jeter dehors à chaque fois qu’il ouvre sa gueule.

Gérard : Un phénomène nouveau, c’est celui des clandestins qui révèlent leur clandestinité et demandent des papiers leur permettant de sortir de cette situation.

Abdel : Oui… Il faudrait reparler de la question que tu posais tout à l’heure, à savoir pourquoi il y a des immigrés en France et surtout ce qui les pousse à partir de chez eux…

Gérard : Ce n’était pas vraiment une question : les raisons, je les connais. J’ai simplement dit qu’il est difficile de parler des immigrés en France ou ailleurs sans parler du problème fondamental de l’immigration, qui est celui du tiers monde.

Abdel : Les immigrés vivent en France dans une situation d’inégalité. Ils sont les victimes d’un processus historique de domination que le système capitaliste a engendré. Si nous sommes là, c’est parce que notre pays a été pillé et continue de l’être. Ce n’est pas gratuitement qu’on a quitté notre pays pour s’installer ailleurs.

Dans les pays du tiers monde, les gouvernements sont totalitaires, très répressifs, et les gens émigrent parfois aussi pour des raisons purement politiques, parce qu’ils y sont forcés. C’était le cas des Italiens lors de la Seconde Guerre mondiale ; c’est actuellement le cas de certains Maghrébins et Africains…

Gérard : Est-ce qu’il existe un racisme inter-immigrés ?

Abdel : Une concurrence existe, qui s’explique par la politique ambiguë et provocatrice du gouvernement. Tout en refoulant les Maghrébins et les Africains les autorités ont facilité l’arrivée de nouveaux immigrés espagnols, portugais, grecs et asiatiques. Alors, ceux qui ont été refoulés se sont demandés pourquoi il y avait une telle différence de traitement. Les nouveaux immigrés asiatiques sont les seuls à bénéficier de l’aide accordée par la mairie de Paris et d’autres organismes officiels pour lancer des petits commerces, alors que les autres immigrés n’ont jamais bénéficié de tels soutiens.

Gérard : Est-ce que les immigrés communiquent facilement entre eux ? Le fait d’être immigré soude-t-il les gens entre eux ? A priori, je ne le crois pas…

Abdel : Dans n’importe quelle communauté, il y a des intérêts communs et des intérêts divergents, de classes. Il est donc normal qu’il y ait des clivages dans le milieu immigré. Mais en fait, ces clivages sont créés de toutes pièces par la volonté politique du pouvoir, qui se sert d’une communauté pour en combattre une autre, en fonction des situations qui se présentent. Par exemple, les lois qui réglementent l’immigration diffèrent en fonction des pays d’origine ou des races, selon des accords bilatéraux très différenciés. Cette diversité sert à diviser les immigrés.

Gérard : Est-ce qu’il y a un terrain de combat unique entre les différentes ethnies en France et peut-on les coordonner ?

Abdel : Les luttes communes se pratiquent dans des groupements tels que les Associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (ASTI), qui tentent de développer d’autres types de rapports entre Français et communautés d’immigrés. Il y a aussi la Maison des travailleurs immigrés (MTI), les mutuelles et plusieurs collectifs d’immigrés.

Gérard : Quel est l’impact de ces associations dans le milieu immigré ? Est-ce que ce sont des groupuscules ou est-ce qu’elles regroupent beaucoup de monde ?

Abdel : Ça dépend des régions et de l’implantation de ces associations : certaines s’enracinent bien dans la population immigrée parce qu’elles essaient de travailler à partir des problèmes quotidiens… En ce qui concerne les rapports entre la classe ouvrière française et les immigrés, je constate que la solidarité ouvrière l’emporte dans le travail sur les divisions.

Gérard : Tu trouves que les syndicats représentés aux usines Renault et Citroën ont adopté une bonne position ?

Abdel : Les syndicats défendent de la même façon la classe ouvrière française et les immigrés. La discrimination se situe plutôt à l’extérieur de l’usine, selon l’idée « classique » que tous ceux qui ne justifient pas leur présence en France par la vente de leur force de travail sont dangereux. Le clivage que l’on ressent dans les syndicats se situe donc au niveau des étrangers non insérés et des autres travailleurs syndiqués.

Habib : Personnellement, je considère que la position des syndicats apparemment pro-immigrés n’est qu’une récupération politique. L’intérêt qu’accordent les syndicats aux immigrés s’explique par le potentiel humain très important qu’ils représentent. FO, quant à lui a une position anti-immigrés.

Abdel : Je n’ai pas l’impression qu’il y a discrimination au niveau du droit au travail pour ceux qui travaillent déjà, quelle que soit leur nationalité. Les syndicats sont plutôt critiquables, à mon avis, au niveau de la non-reconnaissance des spécificités culturelles des travailleurs immigrés. Mais beaucoup de partis et même des organisations révolutionnaires sont malheureusement dans le même cas et sous-estiment le droit à la différence. Dans le mouvement libertaire lui-même, l’acceptation de l’autre comme être différent, non seulement en tant que libertaire, mais en tant que libertaire appartenant à une autre culture (arabe, berbère ou africain…) n’est pas toujours évidente. Un mouvement radical est un mouvement qui reconnaît le droit à la différence de tous et de chacun. Certaines positions officielles d’organisations avec lesquelles j’ai, par ailleurs, beaucoup d’affinités, comme la FA, montrent un blocage sur certains sujets. Par rapport au nationalisme, par exemple : elles ne voient en lui que la constitution de l’Etat. En dehors de Noir et Rouge et de quelques individus, il n’y a pas eu dans le mouvement libertaire, de positions courageuses sur le colonialisme et la lutte de libération nationale en Algérie.

Gérard : A propos de « libération » nationale en Algérie et de prise de position courageuse, je reçois dans deux jeudis le Comité de refus du code de la [famille] en Algérie… Lorsqu’on parle de libération, il faut toujours mettre des guillemets. C’est pour ça que je suis prudent vis-à-vis des mouvements de libération nationale. Cela peut faire l’objet d’un long débat. Quand je parle du nationalisme, j’ajoute toujours « imbécile ». C’est un pléonasme, mais tout le monde n’en est pas conscient. Je pense que la spécificité et le respect des différentes cultures ne passent pas par le nationalisme, mais qu’au contraire, le nationalisme – qui a fait des millions et des millions de morts dans l’histoire – est l’obstacle principal à ce respect. C’est pour ça que nous préférons le combattre à la FA et avancer des propositions, dont on parle de temps en temps à Radio-Libertaire et qu’on peut résumer en un mot : le fédéralisme.

Abdel : Oui. Mais cette réponse n’est pas satisfaisante car, historiquement, les choses ne se sont pas passées comme on l’aurait voulu. Le monde a été divisé par le système impérialiste et on a assisté à l’agression de peuples par d’autres. Ces peuples agressés revendiquent leur libération. Dire que le nationalisme est néfaste parce qu’il débouche sur la constitution d’un Etat revient pratiquement à se situer dans le camp du colonisateur. Les anarchistes qui n’ont pas soutenu le mouvement de libération algérien ont soutenu concrètement le colonisateur français.

Gérard : Je t’arrête tout de suite, car je pense à des camarades de chez nous qui ont combattu le colonialisme français et qui ont été en taule pour ça, tout en refusant le FLN. Ne dis pas, s’il te plaît, que ces gens-là soutenaient le colonialisme français : ce serait une malhonnêteté.

Abdel : Il faut faire une distinction entre des positions courageuses prises par quelques individus et la position officielle d’une organisation qui, même si elle ne défend pas le colonisateur, s’abstient pour ne pas choisir entre deux nationalismes. Dans cette abstention, il y a une prise de position.

Gérard : N’est-il pas parfaitement hypocrite de dire, par exemple, en ce qui concerne l’Irlande : les Anglais dehors, après on verra ? Le « après, on verra », ce sont des armées de libération irlandaises qui défilent… le bras levé en chantant des chants nazis. Ce sont les libérateurs de l’Irlande. Comment peut-on ne pas être méfiants vis-à-vis de ces gens-là ?

Abdel : Il faut être méfiant, et il n’est pas question de dire : « Après on verra ». Ma position concernant le mouvement de libération en Palestine, par exemple, c’est un soutien sans hésitation. Mais je n’hésite pas non plus à dire que je suis contre la constitution d’un Etat pour défendre la cause palestinienne. Ma position est claire dès maintenant. Ce n’est pas « après on verra ».

Gérard : Je ne vois pas, alors, pourquoi on discute, si on est d’accord…

Abdel : J’ai pris cet exemple pour dire qu’il faut que, dans le mouvement libertaire, il y ait le respect de la différence. Je suis libertaire, mais ce n’est pas une raison pour que je nie mes appartenances culturelles…

Gérard : Mais ça n’est pas du nationalisme.

Abdel : Le colonialisme par les privilèges qu’il instaure et le pillage des autres qu’il engendre bafoue le respect de la différence. Je pense qu’il y a un nationalisme des dominés, qu’il faut soutenir de façon critique.

Habib : Je crois qu’on touche là quelque chose d’important. Je refuse quant à moi, le terme d’immigré, mais je n’en trouve pas d’autre pour le remplacer…

Gérard : Ce terme n’est pas gênant. En soi, il n’a rien de péjoratif : il signifie ceux qui sont venus chez nous…

Habib : Ce que je veux dire par là est que je ne sais pas dans quel sens doivent se diriger les luttes des « immigrés ». D’abord faire reconnaître la liberté de déplacement des gens sans qu’il soit tenu compte de leur couleur ou de leur passeport, sans doute.

Gérard : L’abolition des frontières et donc de l’Etat…

Habib : Malheureusement pour nous, on n’en est pas là. En tant qu’immigré, je veux être libre de me déplacer où je veux, de choisir la communauté dans laquelle j’aimerais vivre. Autrement, je lutte pour que les hommes voient en moi, avant un immigré ayant un passeport tunisien, un être humain ayant le droit de choisir ce qu’il veut faire. Pour que ces objectifs ne soient pas de simples rêves ou de l’idéalisme, cela implique bien des étapes et des luttes fragmentaires.

Gérard : En effet. L’ennemi commun ce n’est pas l’immigré ou l’« étranger », comme dirait Camus, mais plutôt le patron, le politicien quel qu’il soit…

Habib : Des gens comme le patron ou le politicien, mais aussi des attitudes comme l’égocentrisme et la tendance au rejet de l’autre, qui s’expliquent par des raisons historiques et politiques.

Gérard : C’est vrai, avant les phénomènes d’immigration, des ghettos existaient déjà à Paris : les quartiers « bougnas », comme on disait, celui de la gare Montparnasse réservé aux Bretons… Faire accepter « l’étranger » est bien difficile.


(1) « Les élections municipales ou le programme commun contre les immigrés ». Depuis un certain temps, IRL publie des articles concernant l’immigration et le tiers monde. Ainsi, en dehors du dossier en cours depuis le N° 51, dans le N° 48, Abdel parlait de l’expulsion des femmes immigrées ; dans le N° 49, de l’exportation des armes des pays riches vers le tiers monde…

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