Article paru dans Le Prolétaire, n° 183, du 4 au 17 novembre 1974, p. 1-4
II Y a vingt ans, l’étincelle de l’insurrection allumait en Algérie l’incendie de la guerre d’indépendance nationale, qui allait mettre fin à plus d’un siècle d’esclavage colonial et ouvrir la voie à la naissance d’une nation moderne.
Peu de révolutions anticoloniales ont été attendues par le marxisme comme la révolution algérienne : « L’Inde, écrivait dès 1882 Engels à Kautsky à propos des colonies, fera peut-être, et même probablement, une révolution […]. Il pourrait en être de même dans d’autres lieux, par exemple en Algérie et en Egypte, et, pour nous [c’est Engels qui souligne], c’est sans doute ce qui pourrait arriver de mieux ».
Peu de révolutions anticoloniales auront vu les masses populaires, au premier rang desquelles un jeune prolétariat bouillonnant de courage et de décision, faire leurs premiers pas sur la scène de l’histoire avec autant de ténacité, d’héroïsme et d’instinct révolutionnaire : quand la deuxième guerre mondiale affaiblit cet impérialisme français, cynique et brutal, stupidement bouffi d’une « culture » immonde dont les racines plongent dans l’exploitation et l’oppression séculaire du prolétariat métropolitain et des peuples coloniaux, les masses algériennes se lancèrent dans les émeutes et les soulèvements de Sétif et de Constantine, que la démocratie, à peine victorieuse du fascisme, réprima par les plus épouvantables massacres. A la défaite militaire imposée à l’Etat français par les combattants indochinois à Dien Bien Phu, elles répondirent par la révolte dans les Aurès, et l’embrasement révolutionnaire de toute l’Algérie. Il a fallu ensuite huit ans de guerre et plus d’un million de morts pour que l’ennemi haï, hier encore tout puissant, soit enfin battu.
Aujourd’hui, les dernières flammèches de la révolution semblent s’être éteintes sous le vent glacial du régime de Boumédienne ; et si elle a fait reculer l’impérialisme, la révolution ne paraît pas avoir pu empêcher de vieux rapports prébourgeois de continuer à s’accrocher aux nouveaux qui naissent, en infligeant aux masses populaires des tourments insupportables. La bourgeoisie et l’impérialisme mondial jubilent cyniquement devant le spectacle de la révolution qui s’est rangée, comme si l’histoire venait prouver l’inutilité de la violence, et condamner à l’utopie les exigences sociales des masses insurgées. Les larbins comme Marchais, qui hier ont combattu la lutte d’indépendance, vont aujourd’hui encenser le régime d’Alger ; et les savants professeurs pacifistes travestis en « révolutionnaires radicaux », qui regardaient hier d’un air hautain la révolte des va-nu-pieds des colonies, parce qu’elle était (horreur suprême !) bourgeoise, se joignent à eux pour encore une fois nous lancer : « nous vous l’avions bien dit ! ».
Dans la vision du marxisme révolutionnaire, la lutte des masses opprimées des colonies contre toute forme d’exploitation et celle du prolétariat des métropoles impérialistes, doivent être les deux maillons inséparables d’une chaîne forgée dans « une lutte commune, à la vie, à la mort », contre les grands Etats impérialistes.
A l’Internationale Communiste qui, à Bakou en 1920, appela les peuples d’Orient à la « guerre sainte » contre l’Occident impérialiste, les prolétaires algériens, et d’abord ceux de l’émigration européenne, tout comme les fellahs du bled, répondirent avec enthousiasme en se donnant en 1926 une organisation national- révolutionnaire comme l’Etoile Nord-Africaine, qui revendiqua fièrement l’indépendance au moyen de la lutte armée, ainsi qu’une réforme agraire radicale, et chercha d’instinct l’appui que le mouvement communiste de la métropole doit donner inconditionnellement à la lutte anticoloniale,
Mais cet appui ne vint pas. Non que les masses prolétariennes n’aient pas inconsciemment tenté de répondre aux appels des frères insurgés ; mais le parti « communiste » désormais stalinisé et passé de façon irréversible dans le camp de la défense de la démocratie contre le fascisme et de la défense de la patrie – et donc de l’Etat bourgeois et impérialiste s’acharna à empêcher que ne se soudent les deux maillons de la chaîne ; il mit tout en œuvre pour éviter l’élargissement de la brèche ouverte par les rebelles dans l’édifice de l’impérialisme français, et pour saboter et réprimer la révolution nationale algérienne comme il avait saboté la préparation de la révolution communiste dans la métropole. Longue serait la liste de ses infamies, depuis l’appui de fait à l’interdiction de l’Etoile Nord Africaine par le Front Populaire jusqu’aux persécutions contre le PPA ; depuis la dénonciation de la revendication de l’indépendance sous prétexte de la « nécessaire lutte contre l’hitlérisme » jusqu’à l’appel ouvert à la répression des révoltes populaires de 1945 (que le PC a assumée par sa participation au gouvernement) ; depuis la dénonciation de l’insurrection de 1954 jusqu’au soutien au gouvernement de Front Républicain dont la tâche fut d’intensifier la guerre coloniale.
Malgré l’appui des larbins à l’impérialisme, malgré les circonstances internationales terriblement défavorables, et dans les heures les plus sombres du mouvement communiste, les masses algériennes surent opposer à la violence et à la terreur de l’impérialisme leur violence et leur terreur, montrant une fois de plus que seule la force peut trancher les nœuds gordiens de l’histoire.
Mais la révolution est finalement restée en-deçà d’elle-même, et en cela l’opportunisme porte une responsabilité écrasante. Si le mouvement communiste doit dans une totale indépendance politique et organisationnelle – appuyer la révolution nationale, mieux, s’il doit pousser en avant toutes les forces qui peuvent converger au renversement violent de l’ancien ordre politique et social, c’est parce que telle est l’unique voie pour hâter l’éclosion des antagonismes qui portent à la révolution prolétarienne, et pour combattre les oscillations des directions politiques même les plus radicales, qui en retardent l’apparition ; telle est l’unique voie pour poursuivre simultanément la constitution du prolétariat en classe aspirant à la conquête du pouvoir, non seulement pour aller vers la réalisation internationale du programme communiste intégral, mais aussi pour en assurer une condition préalable dans les colonies en anéantissant les restes d’un passé qui a poussé les masses plébéiennes à la lutte armée et à l’insurrection.
La trahison du stalinisme aura torpillé ce processus, favorisant ainsi les partis les plus modérés et les manœuvres de l’impérialisme pour les renforcer ; c’est pourquoi, dans le combat qui s’est mené en Algérie pour prendre la tête de la révolution, les vainqueurs auront été en fin de compte, malgré la résistance plébéienne, les directions qui allaient s’arrêter à l’indépendance politique, sans s’attaquer au problème crucial du bouleversement radical des structures agraires, et en frustrant le prolétariat et les larges masses laborieuses des droits les plus élémentaires pour lesquels ils avaient combattu.
Seuls des maniaques de la « pureté prolétarienne » en théorie, mais véritables chauvins en pratique, pouvaient mettre la révolution algérienne devant cette alternative anti-historique : être socialiste ou ne pas être. Les perspectives immédiates de l’Algérie de 1954 étaient nécessairement bourgeoises, mais il en était de même de l’Europe de 1848 ou de la Russie de 1917, et les marxistes n’ont pas dédaigné ces révolutions ! Bien au contraire, ils ont toujours lutté pour elles, mais sans jamais succomber, comme le frontisme petit-bourgeois, devant l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes.
Ce n’est pas par souci « moral » que le marxisme révolutionnaire salue la guerre algérienne, – avec laquelle il aura été, en tant que parti, tragiquement impuissant à réaliser la nécessaire soudure – mais parce que la portée historique et politique de l’irruption des masses sur le terrain de la lutte de classe qui a conduit à la fondation de l’Etat algérien a été et reste immense, et que la compréhension de ce fait et le bilan historique des erreurs passées sont des conditions irremplaçables d’une reprise victorieuse. En brisant le pacte colonial et en ouvrant l’Algérie au marché mondial, la révolution a permis le début d’un développement industriel qui renforce l’urgence d’une solution radicale au problème agraire et accumule de nouveaux antagonismes révolutionnaires qui devront éclater à l’intérieur de la nation. De plus, en portant des coups à l’ordre impérialiste mondial, elle a, avec les autres révolutions anticoloniales du deuxième après-guerre, introduit de nouveaux facteurs de déséquilibre dans les rapports mondiaux, et secoué l’immobilisme séculaire de la société française, sapant ainsi sûrement les bases qui avaient permis à son Etat de traverser sans trop de dommages la dernière grande vague révolutionnaire internationale et en avaient fait un des maillons les plus solides de l’ordre capitaliste mondial.
Le devoir du parti révolutionnaire est de lutter pour que le prolétariat français et européen puisse, en rejoignant la lutte, à laquelle l’avaient appelé avec anxiété les prolétaires et les masses laborieuses algériennes, regagner le temps tragiquement perdu, et surmonter la méfiance et la suspicion que l’attitude honteuse de ses chefs vendus à l’impérialisme ont fait naître envers lui. C’est une condition impérative pour la reconstitution du mouvement révolutionnaire mondial du prolétariat et la victoire sur l’impérialisme.