Article d’André Julien paru dans L’Observateur, n° 16, 27 juillet 1950, p. 20
L’écrivain anglais Orwell est mort en janvier de cette année. Il était l’auteur de La vache enragée et des Animaux partout. Atteint de tuberculose, c’est dans une clinique qu’il écrivit Nineteen-Eighty-Four dont la traduction française inaugure aujourd’hui une collection de romans de divertissement chez son éditeur parisien.
Article de Marcel Moussy paru dans Demain, n° 4, 5 au 11 janvier 1956, p. 12
LA faim, la misère du peuple algérien, et la conscience qu’il prend de cette misère en cessant de croire à sa fatalité : ces thèmes majeurs de l’auteur de « La grande maison » et de « l’Incendie » (Ed. du Seuil) reviennent comme des obsessions dans son dernier recueil de nouvelles « Au café » (Ed. Gallimard).
Article de Léon Steindecker alias Léon Pierre-Quint paru dans France Observateur, septième année, n° 318, 14 juin 1956, p. 15
Il n’y a pas tellement de façons de tomber. Si l’homme tombe, c’est qu’il a glissé, c’est qu’il est descendu, c’est qu’il a changé d’état, c’est qu’il a connu « l’Eden, la vie en prise directe », et qu’à présent, il ne connaît guère plus qu’une vie de malédiction. L’auteur n’évoque pas le passage de l’une à l’autre, mais il les oppose. Pour expliquer cette opposition, il ne recourt pas au péché originel, ni au rachat (ce serait trop facile, nous dit-il) ; il n’a par la foi, ou, du moins, pas encore … L’opposition est ; c’est la chute ; il faut que nous l’acceptions comme une donnée immédiate.
EN donnant à sa Naissance du fascisme le sous-titre : l’Italie de 1918 à 1922, notre collaborateur et ami A. Rossi (André Leroux) a fortement mis en évidence la promptitude avec laquelle s’est poursuivi le mouvement au terme duquel l’Italie n’avait plus qu’à pleurer ses libertés perdues. Quatre années ont suffi à la préparation et à la perpétration du crime.
Article de Marceau Pivert paru dans Correspondance Socialiste Internationale, n° 20, mai 1952, p. 12
LECTURES RECOMMANDEES
Albert CAMUS : « L’Homme révolté » (Gallimard).
Il serait souhaitable que chaque militant socialiste soit en mesure de lire, de méditer, de discuter et de mettre à profit le livre de Camus et plus particulièrement le chapitre « Révolte et Révolution » (pp. 302 à 309). Certains camarades m’ont dit avoir éprouvé une sorte de déception à cette lecture. C’est qu’ils y recherchaient peut-être un système doctrinal reposant, une sociologie politique toute faite, alors que Camus présente tout le contraire : une mise en état de défense individualiste, une autoprotection libertaire en face du « délire historique » dont le stalinisme illustre, hélas ! les terribles errements. Il propose donc plutôt une règle de conduite individuelle (mais qui devrait précisément valoir aussi pour la classe opprimée) infiniment plus dangereuse pour les dogmes et les systèmes que les armées et les échafauds : « vivre et faire vivre pour créer ce que nous sommes » au lieu de « tuer et de mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas ».
Ecrit au lendemain de la guerre d’Espagne, cet ouvrage vient seulement d’être traduit. Sa qualité, la précision de l’information qu’il nous apporte sur les événements encore mal connus de 1937, nous fait regretter de ne pas l’avoir eu plus tôt entre les mains.
C’est un livre court et qui va loin. Aux antipodes, d’abord, du lieu où se situait L’Étranger. A l’extrême pointe d’une hypothèse à partir de laquelle Camus distribue son œuvre.
Article d’André Julien paru dans Le Libertaire, n° 78, 22 mai 1947, p. 3
TELLE était, on s’en souvient, l’ahurissante question que posait, il y a un certain temps, un hebdomadaire communiste. Outre qu’il y a un parti pris quasi ecclésiastique à s’avancer sur de telles positions, nous ne comprenons pas à quelles échelles de valeur peut bien se référer une telle condamnation ; à moins que ce ne soit le côté noir qui heurte tant ces rouges, et qu’ils n’estiment « néfaste » au « processus historique » la lecture de pareils éloges du pessimisme.
Article d’Albert Ollivierparu dans France, n° 5, 24 novembre 1944, p. 6
PARMI les livres publiés en France au cours de ces quatre ans, « L’étranger » de M. Albert Camus a tout particulièrement attiré l’attention. Nous avons demandé à un jeune critique de talent de préciser pour nous les raisons qui ont valu à cette première œuvre d’un romancier d’être si chaleureusement accueillie.
Article de Jane Albert-Hesse paru dans Franc-Tireur, 8 novembre 1951, p. 4
BOURREAU ou victime, tels sont les termes de l’alternative qui s’offre à l’homme d’aujourd’hui. On sait que Camus a dès longtemps refusé de se laisser emprisonner dans ce dilemme. Mais nul écrivain n’a entrepris avec une plus implacable patience de refuser les travestis, et de replacer ses contemporains devant la question nue ; au sommet de la tragédie contemporaine, écrit-il aujourd’hui, nous entrons dans la familiarité du crime. Avec « L’Homme révolté », c’est à l’examen même de la culpabilité de notre temps que s’attache Camus puisque toute action aujourd’hui débouche sur le meurtre direct ou indirect, nous ne pouvons pas agir avant de savoir si, et pourquoi, nous devons donner la mort.
Article de Gilbert Sigaux paru dans Combat, 3 août 1950, p. 4
DANS le dernier volume d’Albert Camus, Actuelles, qui réunit, outre un certain nombre d’éditoriaux de Combat, des articles parus dans Caliban, le texte d’un exposé fait au couvent des Dominicains de La Tour Maubourg et trois interviews, on peut voir plusieurs choses. D’abord le journal, sinon involontaire, du moins non prémédité d’un esprit lucide, de 1944 à 1948. Pour la biographie intellectuelle de Camus, Actuelles constitue donc un document capital. Les mouvements d’une sensibilité, ceux d’une intelligence s’y inscrivent dans un style d’une pureté et d’une précision irréprochables (cela compte, quand il s’agit d’idées) style constamment conforme à son sujet, sans « drapé », sans opéra — mais avec une sobre, une constante résonance humaine.
« L’AUTRE AMERIQUE » – La pauvreté aux Etats-Unis – Michael Harrington – Ed. Gallimard.
« LA FRANCE PAUVRE » – Paul-Marie de la Gorce – Ed. Grasset.
Comme toutes les sociétés d’exploitation, les sociétés industrielles modernes secrètent la pauvreté. Une pauvreté qui n’est pas seulement l’héritage des débuts du capitalisme et de l’industrialisation, mais qui peut être qualifiée de « structurelle » car elle semble bien être inhérente au système et en quelque sorte représente le pendant de l’abondance. En somme si la satisfaction des besoins vitaux et même de faux besoins est possible pour ceux qui sont dans le coup, c’est-à-dire ceux qui au sein de la population active, peuvent aussi se défendre collectivement, la pauvreté reste le lot des laissés pour compte, des travailleurs des activités mineures, des inadaptables, des non-reconvertibles, des saisonniers, de la main d’oeuvre étrangère et de couleur, des vieux on général, des jeunes qui ne peuvent poursuivre leurs études, et de bien d’autres encore.
Voici les idées, les préoccupations, les mœurs, d’un milieu social donné, en France dans le nouvel après-guerre, un vrai document social écrit avec franchise et des dons incontestables de narrateur.
Le privilège paradoxal de notre époque est d’avoir étrangement confondu les problèmes en livrant aux mêmes impasses la philosophie, l’histoire et la vie. Non pas que cette solidarité soit une découverte de notre temps, mais jamais comme aujourd’hui elle n’avait été aussi manifeste ni aussi tragique, en raison même de la rigueur massive de notre expérience. Le contemporain d’Octobre, du drame espagnol et de la guerre s’est effrayé de voir que sa vie propre se confondait avec l’histoire du monde, et que l’une et l’autre pouvaient en même temps prendre un sens ou le perdre atrocement. C’est alors que tout fut mis en question, c’est-à-dire le choix des valeurs qui définissent une vie et décident si elle mérite ou non d’être vécue.
Le livre de Daniel Guérin, qui vient après tant d’ouvrages, écrits la plupart du temps par des historiens de métier, ne ressemble à aucun autre. Le titre même, fortement suggestif, laisse présager ce que le contenu de ce travail apportera de foncièrement nouveau.
Curieux sujet ; curieux auteur. Plusieurs écrivains, traqués par la crise, ont dû devenir plongeurs de restaurant. George Orwell les venge. Il a été plongeur ; le voici écrivain.
Les livres que Georges Friedmann, Yvon et Ciliga viennent de publier sur la Russie ne peuvent être résumés utilement dans le cadre étroit d’une chronique. Je dois me borner à en indiquer la matière, l’esprit et les conclusions.
Article de Pierribeparu dans La Jeune Garde, n° 10, 12 décembre 1936, p. 6
Le petit opuscule par lequel André Gide nous livre ses impressions d’un séjour d’un mois en U.R.S.S. a déjà fait couler beaucoup d’encre. En effet, son témoignage a pour tous, amis comme ennemis et de l’U.R.S.S. et du communisme une importance essentielle : il est celui d’un intellectuel bourgeois d’une probité absolue, récemment gagné par la mystique de l’U.R.S.S. et chez qui la déception de n’avoir pas trouvé dans ce nouveau monde ce qu’il en attendait n’a pas tué l’objectivité ni amoindri la foi dans la révolution sociale. Mais, pour bien tirer de cet ouvrage tous les enseignements qu’il comporte, il faut s’y garder d’y chercher autre chose que ce que l’auteur y apporte : le jugement d’un individualiste qui, après s’être cherché pendant toute une vie avec une sincérité allant jusqu’à l’humilité, a compris, au soir de celle-ci, que seule la révolution sociale, l’émancipation de la classe des prolétaires, la « dernière des classes », pourrait, en réalisant la société sans classes, libérer l’individu de toutes les entraves intellectuelles et morales dans lesquelles l’étreint une société basée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.
RICHARD WRIGHT a déjà publié en français deux ouvrages : « Un Enfant du pays », roman d’un noir qui s’assoit sur la chaise électrique après avoir assassine, par peur, une jeune blanche émancipée ; « Les Enfants de l’oncle Tom », recueil de nouvelles où nous est décrite la condition présente du noir américain, paria d’une société qui le craint et se venge cruellement sur lui de sa propre frayeur (1). « Black Boy » (« Jeunesse noire ») (2) diffère de ces deux ouvrages en ce qu’il ne fait nulle place à la fiction. L’auteur raconte sa jeunesse avec les mots les plus courants et sans céder à l’attrait du pittoresque.
EN ces temps de confusion, de veulerie et de grande tolérance, où les frontières autrefois nettes s’estompent et deviennent fluctuantes dans la société comme chez les individus, où les adversaires se saluent du fleuret moucheté avant d’entreprendre un combat qui se marque surtout par un assourdissant battement de pieds sur les planches, où la résignation, l’atonie et le scepticisme ont délogé la vie et la volonté de lutte, il est urgent de restaurer la seule justification de l’homme ici-bas : la révolte. Avant de lui tracer des limites, à quoi s’emploient tous les gens « compréhensifs », il est indispensable d’en élucider le contenu et d’en marquer la nécessité.
LE dernier livre d’Albert Camus, La Peste (1), qui vient d’obtenir le Prix des Critiques, suscitera sans doute des discussions passionnées : son exceptionnelle richesse, l’actualité de ses thèmes, l’espèce d’intransigeance sobre et fière avec quoi ils sont présentés en seront la cause, autant qu’une certaine incertitude qui demeure jusqu’au bout, touchant les intentions de l’auteur.
LE spectre de T.E. Lawrence, Lawrence d’Arabie, hante une partie du monde intellectuel.
A Lawrence peuvent se rattacher par une parenté de moins en moins obscure les héros de Malraux ; les conquérants qu’anime « une passion pour laquelle les objets à conquérir ne sont plus rien. Une passion parfaitement désespérée, un des plus purs soutien de la force », les « ambitieux assez lucides pour mépriser tous les objets de leur ambition, et leur ambition même », et finalement le Berger, de Noyers de l’Altenburg, transposition à peine déguisée de Lawrence lui-même. A Lawrence peut s’appliquer la notion de « service inutile », de Henry de Montherlant, et celle de « destin absurde », qu’Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe, trouve propre à « séduire et attirer un cœur clairvoyant ».
LA publication récente du « Livre des jours » (1) de Taha Hussein bey comble une grave lacune. Nous savions fort peu de choses sur ce grand écrivain de langue arabe que présentaient les « Lettres françaises » l’an dernier et qui jouit dans tous les pays musulmans d’une réputation considérable de penseur et d’homme d’action. Ce récit qui est une autobiographie, une sorte de Livre de mon Ami d’un jeune étudiant égyptien, élève studieux et bien vite irrité par des méthodes d’éducation surannées, est l’un des livres !es plus émouvants qui soient : Taha Hussein est aveugle de naissance, ou presque et il nous raconte quelle fut son initiation à cette vie de travail et de méditation qui devait être la sienne et dont, seule, une extraordinaire force d’âme, a pu faire une éclatante réussite.
Chronique d’Aimé Blanc-Dufour parue dans Les Cahiers du Sud, n° 302, 1er juillet 1950, p. 156-158
LE MONDE DESACCUSES, par Walter Jens (Plon).
1984, par George Orwell (Gallimard).
Jadis, les romans d’anticipation étaient surtout remarquables par leur optimisme. Du XVIe siècle, avec Thomas More, jusqu’au XIXe siècle avec Jules Verne, en passant par Morelly et d’autres, ces écrits annonçaient soit une société libertaire et heureuse, soit l’asservissement des forces de la nature. Toutes leurs projections imaginaires aboutissaient non seulement à une amélioration du sort matériel de l’homme, mais aussi à une satisfaction des besoins de liberté par la suppression d’entraves sociales jugées caduques, ainsi qu’à une extension illimitée de la connaissance, étant sous-entendu que davantage de science enrichirait la conscience et ferait de la Terre un paradis retrouvé. Nos parents, trop pressés, ont bu le verjus et les dents nous font mal.
André Gide, le 23 juin 1936 sur la Place Rouge, à Moscou, pendant les funérailles de Maxime Gorki (1868-1936). Gide est entouré (en partant de la droite) par Joseph Staline, Vyacheslav Mikhaylovich Molotov, Nikolai Alexsandrovich Boulganin, Nikita Khruschev, Anastas Ivanovich Mikoyan, le journaliste Michel Koltsov and l’écrivain Alexis Tolstoi. AFP PHOTO
Lorsqu’en 1933, André Gide vint au communisme et à la défense de l’U. R. S. S., la presse du P. C. et de ses filiales donnèrent à cette adhésion un retentissement extraordinaire. L’événement en valait la peine car A. Gide est incontestablement un des meilleurs écrivains de ce pays et sa venue parmi les amis de l’U. R. S. S. était pour celle-ci une caution morale prestigieuse. D’autant plus, qu’il faut reconnaître à cet homme, en plus de son talent, un grand courage et une grande probité.
Article d’André Santon paru dans Masses, n° 14, avril-mai 1948, p. 33-34
On connaît les attaques dont l’écrivain noir Richard Wright est l’objet de la part des staliniens. Il a eu le tort d’abandonner le parti communiste américain il y a quelques années. Sa littérature ne saurait donc plus qu’être « réactionnaire » ou pis « existentialiste ». Malgré les protestations isolées d’un Vittorini en Italie, il est évident que Richard Wright, comme Dos Passos, Hemingway et peut-être Steinbeck, depuis son retour d’U.R.S.S., sont devenus des agents du « State Department ». Ou bien, comme Milles, « ils travaillent pour l’exportation », c’est-à-dire visent, sur un autre plan que la bombe atomique, la désintégration de la conscience révolutionnaire.
Article d’André Julien paru dans Le Libertaire, n° 85, 12 juillet 1947
AUTEUR de l’Etranger, du Mythe de Sisyphe, de Caligula, longtemps animateur de Combat, il est permis de dire qu’Albert Camus joue le rôle de chef d’une génération nouvelle.
A propos de la publication des œuvres complètes de Georges BATAILLE.
Pour tous ceux pour qui écrire n’est pas un acte inoffensif et qui considèrent que faire de la littérature révolutionnaire ne consiste pas à écrire des romans sur la vie dans les grands ensembles, pour ceux qui ne considèrent pas les révolutionnaires comme des anges, Georges Bataille est un type important. On commence à s’en apercevoir et, la mode du porno aidant, combinée avec le relâchement de la censure, les éditions Gallimard ont commencé la publication des œuvres complètes de Georges Bataille (à des prix, hélas, qui ne favorisent pas la lecture dans les bidonvilles – aux illégalistes de faire ce que doivent pour une telle diffusion).
Extrait de la conférence prononcée par Albert Camus à l’Université d’Uppsala le 14 décembre 1957 et reproduite dans ses Œuvres, Paris, Gallimard, 2013, p. 1344-1346
Depuis un siècle environ, nous vivons dans une société qui n’est même pas la société de l’argent (l’argent ou l’or peuvent susciter des passions charnelles), mais celle des symboles abstraits de l’argent. La société des marchands peut se définir comme une société où les choses disparaissent au profit des signes.
J’ai choisi de partager trois documents rédigés par Albert Camus entre 1955 et 1958. Connus des spécialistes, ils demeurent rarement cités par ceux qui, de part et d’autre de la Méditerranée, instruisent des procès à charge ou à décharge, sans chercher à restituer l’ambiguïté, la complexité ou la tension inhérentes à chaque trajectoire individuelle. On assistera, très probablement, à une fièvre éditoriale opposant « pro » et « anti » en ce centenaire de la naissance du prix Nobel de littérature. On polémiquera, très certainement, autour d’une petite phrase ou du « silence », sans discuter des textes certes plus longs ou des prises de position pourtant connues. Je prendrai la liberté, si le besoin s’en fait sentir, de revenir sur certaines réflexions en rapport avec mon travail de recherche.
Le premier document est extrait d’une lettre datée du 25 mars 1955 par laquelle il exprime son soutien au Comité pour la libération de Messali Hadj et des victimes de la répression. L’original, déposé à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), est consultable dans le fonds Elie Boisselier, militant trotskiste et secrétaire du Comité.
Le second, daté d’octobre 1957, complète un article paru dans La Révolution prolétarienne de novembre 1957, revue fondée par Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Il répond à l’assassinat, revendiqué par le Front de libération nationale (FLN), de cadres de l’Union des syndicats de travailleurs algériens (USTA), proche du Mouvement national algérien (MNA).
Le dernier est un extrait de l’avant-propos de son recueil d’articles, Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958, paru en 1958 chez Gallimard. Il y développe sa réflexion sur la violence, le racisme et le rôle de l’intellectuel. Il fait écho au massacre de Melouza perpétré par une unité de l’Armée de libération nationale (ALN).
Lettre d’Albert Camus à Daniel Renard (Paris, 25 mars 1955). Fonds Elie Boisselier, BDIC, Nanterre.
(…) Vous pouvez du moins, dans votre action actuelle, utiliser mon nom chaque fois qu’il sera question de faire libérer des militants arabes ou de les mettre à l’abri des répressions policières. Mais dans la mesure où mon opinion peut intéresser nos camarades arabes, je compte sur vous pour leur faire savoir que je désapprouve totalement le terrorisme qui touche aux populations civiles. (J’ai la même opinion du contre terrorisme naturellement). Le seul résultat de ces méthodes aveugles est en effet, j’ai pu le constater de renforcer puissamment la réaction colonialiste et de réduire à l’impuissance les français libéraux dont la tâche est aujourd’hui de plus en plus difficile.
J’espère que je pourrai, un jour, au cours d’une conversation, vous dire avec plus de détails et de nuances mon opinion sur ce point. Mais, encore une fois, je serai avec vous dans la lutte contre la répression.
Puisque je m’adresse à des syndicalistes, j’ai une question à leur poser et à me poser. Allons-nous laisser assassiner les meilleurs militants syndicalistes algériens par une organisation qui semble vouloir conquérir, au moyen de l’assassinat, la direction totalitaire du mouvement algérien ? Les cadres algériens, dont l’Algérie de demain, quelle qu’elle soit, ne pourra se passer, sont rarissimes (et nous avons nos responsabilités dans cet état de choses). Mais parmi eux, au premier plan, sont les militants syndicalistes. On les tue les uns après les autres, et à chaque militant qui tombe l’avenir algérien s’enfonce un peu plus dans la nuit. Il faut le dire au moins, et le plus haut possible, pour empêcher que l’anticolonialisme devienne la bonne conscience qui justifie tout, et d’abord les tueurs.
Je n’ai jamais cessé de dire, on le verra dans ce livre, que ces deux condamnations ne pouvaient se séparer, si l’on voulait être efficace. C’est pourquoi il m’a paru à la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en même temps que ceux qui ont très bien digéré Melouza ou la mutilation des enfants. européens. Comme il m’a paru nuisible et indécent d’aller condamner le terrorisme aux côtés de ceux qui trouvent la torture légère à porter. La vérité, hélas, c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès. Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances. Une droite perspicace, sans rien céder sur ses convictions, eût ainsi essayé de persuader les siens, en Algérie, et au gouvernement, de la nécessité de réformes profondes et du caractère déshonorant de certains procédés. Une gauche intelligente, sans rien céder sur ses principes, eût de même essayé de persuader le mouvement arabe que certaines méthodes étaient ignobles en elles-mêmes. Mais non. À droite, on a, le plus souvent, entériné, au nom de l’honneur français, ce qui était le plus contraire à cet honneur. À gauche, on a le plus souvent, et au nom de la justice, excusé ce qui était une insulte à toute vraie justice. La droite a laissé ainsi l’exclusivité du réflexe moral à la gauche qui lui a cédé l’exclusivité du réflexe patriotique. Le pays a souffert deux fois. Il aurait eu besoin de moralistes moins joyeusement résignés au malheur de leur patrie et de patriotes qui consentissent moins facilement à ce que des tortionnaires prétendent agir au nom de la France. Il semble que la métropole n’ait point su trouver d’autres politiques que celles qui consistaient à dire aux Français d’Algérie : « Crevez, vous l’avez bien mérité », ou : « Crevez-les. Ils l’ont bien mérité. » Cela fait deux politiques différentes, et une seule démission, là où il ne s’agit pas de crever séparément, mais de vivre ensemble.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.